L’auteure de Suite française (décédée dans un camp de concentration en 1942, Prix Goncourt 2004) nous plonge dans une Russie étouffante, aux dernières heures de l’époque des tsars. Entre une mère égoïste qui refuse de vieillir et entretient un jeune amant à demeure, et un père qui préfère fermer les yeux et se réfugier dans le jeu, Hélène ne connaît d’autre affection que celle de Mademoiselle Rose, sa vieille gouvernante française. Lucide et intelligente, la petite fille, qui déteste sa mère, prend son père en pitié. Dans le contexte de la révolution russe, son monde intime s’écroule lorsque sa mère décide de la punir en renvoyant la gouvernante, qui ne résiste pas au choc émotif provoqué par cet injuste arrêt. Le malheur collectif, traité en arrière-plan du chapitre où Hélène et sa gouvernante errent dans une ville mise à sac, ne fait pas le poids devant ce malheur individuel, qui laisse la jeune fille sans affection.
La famille sera par la suite ballottée d’un endroit à l’autre avant de trouver enfin refuge en France. Adolescente farouche puis jeune fille séductrice, Hélène attend le moment où, devenue à son tour une belle femme, elle pourra se venger de sa mère. Le jour où l’amant de cette dernière la supplie de l’épouser, elle renonce pourtant à son projet, réalisant qu’elle courrait ainsi à son malheur et qu’elle n’est pas meilleure que ceux qu’elle cherche à faire souffrir.
Raconté par un narrateur qui épouse au plus près le point de vue de la jeune fille, ce roman jette une lumière sans pitié sur un monde désSuvré, pourri par l’argent trop facilement gagné, où les personnages n’ont d’autre repère que les apparences. Savourant l’amertume de ce vin triste, enivrée par le sentiment de puissance que la faiblesse des adultes lui fait éprouver, la jeune fille se forge néanmoins dans cette famille dysfonctionnelle un tempérament fort, sa seule richesse à la fin du récit, qui s’achève sur une promesse de liberté.
Ce roman m’a fait irrésistiblement penser à Enfance de Nathalie Sarraute, mais aussi à Ce que savait Maisie d’Henry James, parce qu’il s’efforce de montrer une réalité somme toute banale, l’absence d’amour dans un couple, telle qu’un enfant dont on ignore le point de vue peut la ressentir.