À lire pareil récit, on préférerait croire à l’intrusion massive et incontrôlée d’une imagination cruelle: de tels destins révoltent l’âme. Si l’on s’attache à la toile de fond, cette échappatoire est pourtant vaine, tant Chantal Thomas traverse l’histoire vérifiable d’un pas assuré et y trouve corroboration de ses vues. Certes, nul ne possède le compte rendu intégral des conversations entre les deux jeunes sœurs et leurs contemporains, mais tout est infiniment et tristement plausible et, selon le principe, l’auteure ment vrai. Seuls échappent à l’opacité de ce ciel tourmenté les quelques caprices d’une favorite royale trop confiante en sa beauté. Ces sursauts ne parviennent pas à alléger l’atmosphère, puisqu’ils sont tôt suivis d’une implacable réaffirmation d’un ordre injuste. À peine avait-on eu le temps de croire que, si Ursule devenue Olympe s’était mieux résignée à sa condition subalterne, le pire aurait été évité. Illusion aussitôt chassée, car nulle servilité, nul réalisme des inférieures n’auraient tempéré le nombrilisme de Louis XV le Bien-Aimé et contré l’amoralité du descendant de Richelieu. Olympe se donnait tort en s’attaquant à trop forte concurrence, mais jamais on ne lui aurait donné raison. Apolline et Ursule vivaient, pour leur plus grand malheur, en un temps, disait la chanson de la Butte, « dur aux miséreux ».
Chantal Thomas ne fait pourtant pas dans le misérabilisme. Elle reconstitue avec sobriété et élégance la société sur laquelle règne encore la mourante monarchie qui rappelle Louis XIV sans en conserver l’éclat. À une extrémité du spectre, des enfants gâtés figés dans leur béate suffisance s’autorisent les pires ponctions sur la vie des humbles ; à l’autre bout, des enfants s’efforcent de porter le regard plus loin que leur horizon bouché. Le lot des humbles, des femmes surtout, c’est la faim, la mendicité, l’humiliation de la coucherie exigée comme un indiscutable cuissage. Jamais les puissants de ce monde ne remarquent les stigmates infligés distraitement à celles qui ont eu le malheur de naître sans cueillir dans la bouche. Celles-ci mourront sans déranger qui que ce soit. Récit d’autant plus prenant qu’il laisse le trémolo au vestiaire.