De la masturbation, Thomas Laqueur sait tout. En tout cas, ce professeur d’histoire à Berkeley a tout lu de ce qui s’est écrit sur le sujet depuis Aristophane jusqu’aux pages Web. En publiant le fruit de ses recherches sur le « libertinage en solitaire », il poursuit un travail de recherche et d’analyse sur l’histoire de la sexualité en Occident entamé avec La fabrique du sexe, Essai sur le corps et le genre en Occident, paru en 1992 chezGallimard. On l’aura compris, son sujet réside moins dans l’activité sexuelle elle-même que dans le discours qu’elle suscite.
Chose étonnante, Le sexe en solitaire nous apprend que la condamnation dont a fait l’objet la masturbation est récente. Thomas Laqueur la fait remonter très précisément à 1712, date de la parution d’Onania d’un certain John Marten. Sous prétexte de dénoncer une pratique dangereuse pour la santé, Marten, pornographe « soft », vantait les bienfaits des remèdes susceptibles de réparer les graves torts physiques causés par ce « vice infâme ». L’ouvrage allait vite s’affranchir de ses origines douteuses et connaître un succès tel qu’en une vingtaine d’années et après dix-sept rééditions, le néologisme « masturbation » trouvait son chemin dans la première grande encyclopédie du XVIIIe siècle.
Jugée dans l’Antiquité et même chez les pères de l’Église comme une pratique sexuelle plutôt anodine, la masturbation ne fit jamais l’objet de condamnation particulière. Dans la civilisation hébraïque, cette forme de sexualité fut même ignorée. Il n’existe en effet aucun mot pour la nommer. Ainsi donc, contrairement aux idées reçues, la dénonciation sans appel de cette « abominable immondice » n’est pas née d’un discours judéo-chrétien archaïque, mais de certains grands esprits du siècle des Lumières, médecins et philosophes en tête.
Comment le discours dominant est-il passé d’une tolérance bienveillante à une espèce de prurit moral sitôt abordée la question de la masturbation ? Pour Thomas Laqueur ce revirement coïncide avec les balbutiements de l’économie moderne et l’émergence de l’idée d’un contrat social. « La masturbation constitue une économie solitaire, une industrie artisanale du désir hors de toute régulation qui produit tout à la fois le besoin et la satisfaction perverse. » Perçu comme un dérèglement de la sociabilité, le vice solitaire mettait donc en péril les fondements mêmes d’une civilisation que l’on cherchait à bâtir.
Extrêmement bien documenté, sérieux dans son propos sans être austère – merci à l’auteur de nous faire grâce d’un humour facile considérant son sujet -, un brin longuet et répétitif, Le sexe en solitaire se laisse lire avec intérêt si l’on croitque la sexualité peut servir de révélateur des courants profonds qui meuvent les sociétés. Surtout, sa lecture nous rappelle que les sociétés ont très souvent tendance à confondre les options intellectuelles du moment avec les vérités pérennes. Il est bon de se le rappeler à une époque où la masturbation est non seulement réhabilitée comme pratique sexuelle légitime, mais devient même un passage obligé pour jouir d’une sexualité dite épanouie.