Ils s’appellent Diamendis, Nico, Gerasimos, Polychronis ou Vanghélis et sont marins sur le Pythéas qui cingle vers la Chine. Sur le rafiot, le temps s’étire ou se contracte au gré des vents et des vagues. Pour passer le temps et fuir la peur de la mort, ces hommes à la peau et au cœur tannés par la mer aussi bien que par la vie évoquent leurs souvenirs. Celui des femmes surtout : la mère, l’épouse, la putain. Ce sont ces réminiscences qui composent la trame du très beau livre du poète et navigateur Nikos Kavvadias.
De toutes les femmes ainsi rappelées, ce sont des putains dont il sera le plus question. Chez les marins point de mépris pour celles qui se font payer. « As-tu déjà pensé, bon sang, à ce que te donnent les putains pour trois sous ? Elles se mettent dessus les estropiés, les aveugles, les bossus, ceux qui puent et qui sont incurables, qui ont des fistules sur le corps, des fous, tous ceux qui ne trouvent pas de femmes pour les caresser. Elles vivent dans des bordels et nous les appelons filles publiques. Les autres, celles qui sont dehors, comment il faut les appeler ? »
À ces hommes sans patrie et sans terre, le ventre de ces femmes offre, le temps d’une escale, l’illusion d’un enracinement. Revers de la même médaille, ils se méritent bien ces hommes et ces femmes sans attaches. Qu’on ne s’y trompe pas toutefois, cette itinérance perpétuelle n’est pas pour autant le malheur. « Le plus grand désespoir est de jeter l’ancre dans son pays et de vivre de souvenirs. » Le destin de l’homme, c’est l’errance.
Superbe évocation de la solitude du marin, Le quart n’est pas à proprement parler un roman. Tour à tour cru ou cocasse, le texte navigue entre récit, mémoires et poème. Roman de poète, la parole y tient toute la place. Un demi-siècle après sa publication – Le quart est paru la première fois en 1954 -cette parole sonne toujours juste parce que le destin de ces hommes fut également celui de Kavvadias et parce qu’il est aussi en partie le nôtre.