Que le vampirisme fasse partie des thèmes qui exercent une fascination sur notre imaginaire, la littérature et le cinéma sont là pour en témoigner.
Nancy Kilpatrick, loin d’en profiter pour surfer sur les clichés et sur une mythologie aussi superficielle que largement répandue, propose en quatre bouquins de format substantiel un réexamen de cet univers. Tous et toutes ne s’éprendront pas pour autant de ce thème, mais l’intelligence de cette fresque qu’est Le pouvoir du sang1 mérite plus qu’un hochement de tête dédaigneux.
D’entrée de jeu, Nancy Kilpatrick fait le tri entre ce qui, dans le vampirisme, lui paraît pacotille et les plus marquantes lignes de force du mythe. Les croix, les chapelets d’ail et autres talismans passent par-dessus bord dès les premières pages. L’essentiel, en revanche, est clairement affirmé : le sang, la nuit, la durée phénoménale de l’existence. L’auteure, cependant, se réserve le droit, et le lecteur en sera parfois dérouté, de ne révéler que peu à peu les règles qui définissent les pouvoirs des vampires. L’avantage, par exemple, que possède un vampire plus âgé.
« – Est-ce qu’elle peut retrouver ma trace durant le jour ?
– Moi, je ne le pourrais pas. Et puisque je suis plus vieux qu’elle, je présume qu’elle n’a pas cette faculté. »
Dans l’ensemble, cependant, les pouvoirs des vampires trouvent rapidement leurs dimensions. Nancy Kilpatrick procède d’ailleurs sans verbiage aucun à leur mise en œuvre. Le vampire hypnotise comme un humain ferait un clin d’œil, il pénètre d’autant mieux dans les pensées qu’il compte plus de siècles à son actif, il piste à distance et même d’un continent à l’autre les êtres avec lesquels s’est produit l’échange de sang, il l’emporte sans effort sur le mortel le plus costaud. En revanche, il brûle littéralement s’il ne regagne pas l’ombre avant l’aube. À cela s’ajoute un don de régénération accélérée qui cicatrise les pires plaies en quelques heures à peine et qui expulse même de l’organisme les balles reçues d’une prétentieuse mitraillette. C’est déjà un bon bagage !
Nancy Kilpatrick ne s’arrête pas en si bonne voie. Ses vampires, les femmes surtout, entretiennent avec l’attrait sexuel des rapports privilégiés. Elles n’ont qu’à paraître pour séduire, comme si le battement de leurs artères activait le désir des mâles de tous les univers. Chez plusieurs d’entre elles, l’activité sexuelle n’a d’ailleurs pas attendu leur passage du statut de mortelle à celui de vampire pour réclamer son dû et un peu plus. Complaisance ? Peut-être pas, mais certainement pas de refoulement de la part de l’auteure. Le sang, la mort, le sexe, voilà qui achève de composer une assez ardente série.
La longévité des vampires autorise Nancy Kilpatrick à introduire dans sa saga une dimension que l’on peut qualifier d’historique. Il fallait y penser. Pourquoi, en effet, les vampires contemporains de Machiavel et les « bambins » qui ont balbutié la poésie en mémorisant Byron ou Eliot concevraient-ils exactement la vie de la même manière ? Si les générations humaines modifient leurs perceptions en l’espace d’une ou deux décennies, pourquoi les vampires ne seraient-ils pas transformés par le passage des siècles ? Nancy Kilpatrick se permet donc des contrastes entre les vampires qui ont traversé une demi-douzaine de siècles sans jamais éprouver le besoin de fraterniser avec leurs semblables et ceux qui, venus plus tard, supportent moins bien la solitude. « Moi-même, dit la très vieille et très sage Morianna, j’ai vécu l’inimaginable durant mes cinq cents années d’existence. Je vois des changements dans notre espèce. Plusieurs ont rencontré l’âme sœur alors que les anciens ignoraient ce genre d’unions. » S’agit-il d’un progrès ou d’un recul ? L’auteure laisse flotter la question comme le ferait un sociologue moderne à propos des mortels. Dans une de ses phases heureuses, Gerlinde, à peine moins sage que Morianna, semble juger sévèrement les « jeunes » qu’elle estime peu débrouillards : « Ou bien ils restent dans le rang, ou bien ils meurent de faim. Je ne sais pas comment dire ça, mais ce n’est pas dans notre nature de coopérer les uns avec les autres ». Malgré cela, le monde des mortels heurte certains vampires par la dureté des relations entre les personnes. « L’une des choses qui l’avait le plus troublé lorsqu’il avait subi sa transformation, se dit David, c’était l’insensibilité avec laquelle les gens se traitaient les uns les autres, et la façon qu’ils avaient de se torturer eux-mêmes. »
Par touches successives, j’allais dire par transfusions répétées, Nancy Kilpatrick établit ainsi un étonnant portrait du vampire. Il demeure un prédateur, un être qui prélève sur la vie d’autrui de quoi se sustenter, mais son immortalité ne le comble pas et ne le met pas à l’abri du doute ni de la nostalgie. Encore là, Morianna tire de ses siècles d’expérience et de son respect des plus jeunes générations un diagnostic nuancé. « Nous sommes des créatures coincées entre deux pans de réalité, dit-elle. Nous ne sommes pas vivants et nous ne sommes pas morts. David, je crois que c’est toi qui as si bien formulé le phénomène lorsque tu as décrit notre âme comme ayant commencé à quitter notre corps et s’étant arrêtée à mi-chemin. »
Comme dans toute autre évolution, l’heureux et l’inquiétant se voisinent. Les vampires d’aujourd’hui (?) éprouvent davantage le besoin d’amitié, le désir de constituer des couples et d’élever des enfants. En contrepartie, certains enfreignent les règles traditionnelles de coexistence et s’attaquent aux vampires plus jeunes et moins puissants. Avant que les vampires regroupés dans un cercle amical prennent conscience du dérapage de certains d’entre eux, le puissant et vindicatif Antoine a mis fin à l’existence de Chloé sans même que les sens aiguisés du jeune Michel, « l’enfant de la nuit », aient flairé quoi que ce soit. D’ailleurs, Chloé n’a visiblement pas résisté à la mort. À leur grand désarroi, les vampires découvrent alors qu’ils peuvent, eux aussi, comme les humains, connaître des phases dépressives et même suicidaires et que certains d’entre eux ne respectent rien.
Nancy Kilpatrick, se désintéressant des caricatures, s’est efforcée de laisser parler les vampires. Ils se décrivent et avouent leurs ambivalences. Ils sont immortels, mais ils envient les humains qui, mieux qu’eux, attachent un prix au temps. Ils livrent ainsi leur point de vue sur le monde des humains, au lieu d’être toujours décrits par les mortels. L’exercice donne des résultats d’autant plus fascinants que l’auteure multiplie les références aux multiples cultures qui ont parlé du vampirisme, aux œuvres littéraires qui, de L’épopée de Gilgamesh à Heine, ont évoqué le mythe, aux innombrables légendes qui en ont perpétué (et déformé) le souvenir.
J’allais conclure en insistant sur la puissance du récit. De fait, Nancy Kilpatrick réussit l’exploit de concentrer l’attention sur un thème unique tout en dirigeant l’attention vers des couples différents ou des relations modifiées. L’enfant né de Carol et d’André n’est d’abord qu’un enjeu (t. 1), mais il occupera plus tard l’avant-scène (t. 3). En ce sens, Nancy Kilpatrick livre une saga à la fois ininterrompue et constamment réinventée. À une exception cependant : le quatrième tome marque une rupture. Des prénoms familiers refont surface, mais les personnages qu’ils identifient ne correspondent pas à leurs premiers faits d’armes. Comme si, sans jeu de mots, la veine était tarie.
1. Nancy Kilpatrick, Le pouvoir du sang, trad. de l’anglais par Sylvie Bérard et Suzanne Grenier, Alire, Québec ; t. 1 : L’enfant de la nuit, 2001, 371 p., 14,95 $ ; t. 2 : La mort tout près, 2001, 371 p., 14,95 $ ; t. 3 : Renaissance, 2002, 397 p., 15,95 $ ; t. 4 : La passion du sang, 2002, 337 p., 14,95 $.