L’histoire de la réception critique de Trente arpents (1938) de Ringuet (pseudonyme de Philippe Panneton, 1895-1960) montre que l’œuvre a été saluée pour le réalisme de sa représentation du Canada français rural et catholique. Dans son dernier essai, Le Poids des choses, Jacques Cardinal remet en question, en le réévaluant et en le nuançant, ce constat qu’il juge « fort partiellement avéré » et s’applique à démontrer que « le roman a sa propre construction imaginaire et discursive ».
L’essayiste se réfère au discours clérico-nationaliste de la littérature du terroir de l’époque, dont le projet est tourné vers le passé et rejette les valeurs nouvelles au profit de la tradition canadienne-française et de ses éléments de base que sont la famille, la religion, l’agriculture, le mode de vie terrien et le nationalisme. Le roman « combat » même cette idéologie, soutient-il, en exposant les nombreuses « distorsions » qui sapent le réalisme allégué de l’œuvre dans l’exposé de l’existence rurale et de l’éthos (système de valeurs) catholique. « L’éthos humaniste du roman s’oppose à l’éthos catholique, au discours clérico-nationaliste, à la littérature du terroir. »
La « distorsion majeure », dit Jacques Cardinal, survient dans « la représentation surtout païenne de la Terre, c’est-à-dire sans l’évocation du merveilleux chrétien, du diable, des fêtes religieuses qui scandent et ordonnent la vie du paysan catholique […] Le rapport à la Terre est ainsi en partie déchristianis[é] ». De plus, la piété du terrien « apparaît somme toute superficielle, routinière, naïve ». De même, l’évacuation du « rôle fondamental de la Providence dans la perception des événements », la description « peu élaborée » de la vie sur la ferme, la quasi-absence de « la culture populaire – chansons, contes et légendes », « l’éclatement familial » des Moisan sont autant de distorsions supplémentaires qui affectent, avec quelques autres, la représentation du Canada français, comme le résume l’« Épilogue ». Jacques Cardinal préfère parler de la vraisemblance plutôt que du réalisme de Trente arpents. Loin d’être « un plaidoyer pour que le paysan demeure fidèle à la terre », le roman « relate plutôt un drame, [celui] de la déchéance du père », Euchariste Moisan.
Il faut noter l’érudition dont fait preuve l’essayiste en s’appuyant sur un grand nombre d’écrits, allant de la Bible aux romans réalistes des Balzac, Zola et Flaubert, en passant par des philosophes grecs, des auteurs contemporains et plusieurs œuvres de la littérature québécoise du terroir, dont les récits d’Adjutor Rivard (1868-1945), de Lionel Groulx (1878-1967), de Georges Bouchard (1888-1956), du frère Marie-Victorin (Conrad Kirouac, 1885-1944), et tout particulièrement de Damase Potvin (1879-1964), dont le fameux Restons chez nous ! (1908) a servi de modèle à de multiples romans de la terre au Québec. L’auteur n’est d’ailleurs pas sans évoquer la querelle des régionalistes et des exotiques « entre 1904 et 1931 ». Les citations abondent dans cet essai très documenté, et les nombreuses et longues notes infrapaginales appuient pertinemment le propos central. En fin de parcours, Jacques Cardinal jette un regard sur six autres écrits de Ringuet où sont mis en procès le Canada français de la tradition et le clérico-nationalisme. Une vaste et inclusive bibliographie ferme cette étude nuancée, non iconoclaste et somme toute convaincante.