On pourrait croire a priori que le Québec et les « francophones hors Québec » ont de quoi faire cause commune pour la défense de leur statut au Canada. Ils ont de quoi, certes, mais ils ne le font pas, du moins devant les tribunaux. Pourquoi ?
Le juriste Éric Poirier fournit une réponse à cette question dans son ouvrage incroyablement fouillé qui expose les mécanismes par lesquels minorités francophones et gouvernement du Québec ont presque constamment été dans des camps opposés dans les causes touchant les droits linguistiques devant la Cour suprême.
Le ver dans la pomme : la symétrie que l’on veut naturellement faire valoir et respecter entre les francophones en situation minoritaire (donc partout sauf au Québec) et les anglophones du Québec.
Ce principe remonte aux origines de la Confédération. Mais c’est à partir des années 1970, avec les progrès menaçants du mouvement souverainiste, que les choses se sont crispées. Dès cette époque, les forces fédéralistes (suivez mon regard, la photo de la page couverture dit tout) ont mis en place un piège diabolique : tout ce que l’on interdit aux anglophones du Québec, on devra l’interdire aux francophones hors Québec, et tout ce que l’on permet aux francophones hors Québec, on devra le permettre aux anglophones du Québec.
Par exemple : quelle autorité peut décider qui a le droit d’aller à l’école dans la langue de la minorité ? Si c’est le gouvernement provincial, le Québec peut appliquer la loi 101, mais alors l’Alberta et la Colombie-Britannique peuvent limiter la fréquentation et encadrer l’administration des écoles françaises. Et si l’on donne plus d’autonomie aux conseils scolaires et aux écoles francophones hors du Québec, il faudra donner autant de liberté aux écoles anglophones du Québec.
C’est ainsi que, pour neuf affaires sur les droits linguistiques portées devant la Cour suprême depuis 1979, « le Québec et les minorités françaises sont intervenus les uns contre les autres » dans huit cas.
Cette symétrie imposée dans un cadre où les réalités sociales, politiques, démographiques et économiques des « deux minorités » sont loin d’être comparables est, selon l’auteur, savamment entretenue non seulement par les forces politiques fédérales, mais aussi par les magistrats du plus haut tribunal du pays. Au cœur de son étude juridico-historique, l’auteur expose longuement les thèses du juriste français Michel Troper, selon qui 1) les juges ont une liberté beaucoup plus grande (quasi illimitée) que ce qu’ils veulent nous faire croire et 2) ils ont tendance à exercer cette liberté d’une manière qui renforcera leur pouvoir. Poirier montre par le menu en quoi cette vision colle aux arrêts de la Cour suprême du Canada dans le dossier qui nous occupe. En gros, la Cour opte systématiquement (sauf en quelques occasions où elle ouvre une porte… pour immédiatement la refermer) pour une interprétation de la loi et de la Constitution qui va dans le sens de la symétrie, alors qu’en fait elle aurait pu – et pourrait encore – invoquer des arguments tout aussi valables en faveur de l’asymétrie.
Si l’on ne peut qu’éprouver une profonde admiration pour l’auteur devant l’exhaustivité de ses analyses, on aurait peut-être souhaité des démonstrations plus éloquentes des injustices concrètes auxquelles donne lieu la symétrie, au-delà de la simple réalité phénoménologique de l’affrontement entre populations de langue française. Car, pour le commun des mortels, la symétrie demeure a priori un principe juste et équitable dans une fédération. Pour mieux saisir le sophisme qu’elle représente, on pourra profiter comme lecture complémentaire de l’ouvrage Pourquoi la loi 101 est un échec, de Frédéric Lacroix (Boréal, 2020).
Poirier conclut par des pistes indiquant aux premiers intéressés comment ils pourraient s’extirper de ce piège, ce qui passe par une action non pas tant juridique que sociopolitique. En effet, les juges de la Cour suprême ne vivent pas hors du monde. Ainsi, certains types d’interventions publiques persistantes pourraient lui faire craindre « qu’une institution contrôlée par la majorité anglo-canadienne n’apparaisse structurellement réfractaire à la position de la principale minorité nationale du Canada ». Mais pour cela, il faudra que l’entièreté de cette minorité nationale, soit le gouvernement du Québec plus les minorités francophones des autres provinces, travaille en concertation, et non l’une de ses parties contre les autres.