À deux générations de distance, deux vies se déroulent, à la fois analogues et différentes. Elles ont en commun de ne craindre aucun dépaysement, de n’accepter les cadres et les règles que sous la contrainte, de professer le respect de tous les humains et de rêver d’une terre réformée plutôt que d’un ciel aléatoire. Quelques chapitres suffisent à révéler que le lien du sang s’ajoute à cette connivence des convictions : Flora Tristan est la grand-mère de Paul Gauguin.
Mario Vargas Llosa n’insiste pourtant pas lourdement sur ces diverses parentés. Il raconte un bout de vie de l’une et un bout de vie de l’autre, laissant au lecteur le soin de comparer les désinvoltures respectives de la militante et du peintre déraciné ou d’opposer l’insertion sociale de Flora Tristan à l’isolement délibéré de Gauguin. Rien d’artificiel par conséquent, pas de parallélisme forcé, ni de confrontations caricaturales.
Ce n’est pas là dire que l’art de Mario Vargas Llosa se borne à relater le quotidien et la démesure de deux destins. L’humour est au poste, par exemple dans le récit ubuesque d’une guerre au cours de laquelle les armées ennemies, se croyant toutes deux vaincues, s’éloignent précipitamment l’une de l’autre. Une fine psychologie conduit à évoquer d’abord l’amitié entre Van Gogh et Gauguin, puis les tensions entre deux sensibilités incompatibles, tout comme la même pénétrante intuition réconciliera en Flora l’aptitude aux dissimulations sociales et la fidélité intransigeante aux théories de Fourrier ou de Proudhon. La traduction, fluide et sensible à l’effervescence de ces deux vies, a l’intelligence de s’effacer et de laisser l’attention se porter sur deux robustes individualités, mais aussi sur ce qu’étaient il y a plus de cent ans l’Europe, l’Amérique du Sud, l’Océanie. Magnifique.