De toutes parts, les bienfaits du mouvement #MeToo ont été exaltés. Est-il pour autant interdit d’en examiner les effets pervers ? Sabine Prokhoris ne se gêne pas pour le faire.
C’est sur un ton résolument pamphlétaire qu’elle dénonce ce qu’elle considère comme les travers inacceptables d’un nouveau féminisme ayant utilisé ces dernières années la bannière #MeToo.
Car c’est bien à un « nouveau féminisme » que s’attaque l’auteure, de telle sorte qu’il ne s’agit évidemment pas de faire taire les femmes ni de discréditer l’idée de libérer leur parole. Mais l’approche de ces néoféministes telles Alice Coffin, Judith Butler ou Adèle Haenel s’approprie le mot « féminisme » pour en faire un mouvement qui, au final, n’a plus rien à voir avec les combats de Simone Veil, Simone de Beauvoir ou Virginia Woolf, lesquelles n’avaient aucunement en tête de diaboliser les hommes ni de créer une guerre des sexes. Il en va tout autrement de l’avant-garde féministe actuelle, qui se donne comme unique grille d’analyse de l’histoire et des faits de société un « système hétéro-patriarcal » faisant de l’homme l’origine – presque par essence – de tous les maux de l’humanité. On en vient ainsi à dépasser l’idéal d’égalité pour créer des inégalités qui se résoudront cette fois – enfin ! diront beaucoup – à la défaveur systématique des hommes. Par exemple, la pensée contemporaine a fait des progrès considérables pour décrire et dénoncer le phénomène de l’emprise. Mais pourquoi ne pas dénoncer ce phénomène partout où il se manifeste, et non pas seulement lorsque les protagonistes sont ceux qui sont a priori admissibles aux titres de « bourreau » (l’homme blanc hétérosexuel) et de « victime » (la femme, le racisé, le gay) ? « Point d’emprise d’une femme sur une autre, donc, ni d’une femme sur un homme, ni d’un enfant sur un adulte. Ah bon ? Donc, l’emprise, restreinte au couloir à sens unique de la domination masculine systémique. » Pourtant, il n’en faudrait pas beaucoup pour apporter un peu d’honnêteté intellectuelle dans l’étude de cette dynamique humaine, au profit de tous ceux qui subissent une emprise quelconque, quels que soient leur sexe et la couleur de leur peau.
Parmi les effets pervers du mouvement #MeToo dénoncés par l’auteure figurent aussi les coups de boutoir donnés à une institution judiciaire soigneusement édifiée au cours des siècles pour nous protéger tous contre les aléas de la hargne populaire, la subjectivité des juges et les abus de pouvoir (ce pouvoir étant de plus en plus aux mains des néoféministes dans la société actuelle), par exemple par des règles comme la prescription et des principes comme la présomption d’innocence. Le mot d’ordre de #MeToo, c’est qu’il faut croire les dénonciatrices sur parole, et ce mot d’ordre a été assimilé par le gros de la classe politique et de la classe médiatique, laquelle substituera d’ailleurs sans hésiter le mot « victime » à ce mot de « dénonciatrice » ou au mot juridiquement et objectivement plus exact de « plaignante ». « [D]ans la logique #MeToo, il est permis – sinon recommandé – de tenir pour vraies des allégations concernant des faits au mieux non avérés, au pire imaginaires, donc de prendre pour argent comptant des dénonciations éventuellement mensongères. […] Ainsi parlera-t-on systématiquement des accusations formulées par Adèle Haenel […] comme de l’action de ‘révéler des faits’, les termes ‘accusation’ et ‘révélation’ devenant de fait synonymes. » On profitera aussi opportunément de la confusion entre le sens courant et le sens judiciaire des mots « témoin » et « témoignage ». Portant les confusions sémantiques à un autre niveau, l’équivalence posée entre la culture du viol et la Shoah ne semble pas choquer le sens commun de plusieurs grands médias.
Les médias deviennent ainsi les tribunaux, mais des tribunaux libérés des garde-fous de la procédure judiciaire, des tribunaux où l’accusation fait foi de condamnation et débouche sur « en lieu et place de la justice, l’exécution médiatique ». Le lynchage et l’idée de se faire justice soi-même reviennent dans les mœurs préconisées. Ce sont des vies entières qui sont brisées ainsi avant même qu’une institution objective, encadrée et transparente ait pu faire la lumière sur l’affaire. Il ne s’agit pas de nier les carences d’un système judiciaire qu’il reste encore à faire évoluer, mais la société se condamne elle-même si elle cherche à corriger celles-ci en foulant aux pieds les acquis de l’État de droit pour abandonner le pouvoir judiciaire aux médias, avec toutes les approximations lexicales et procédurales que permet le cadre médiatique – et les raccourcis qu’il encourage.
C’est ainsi, avec de bonnes intentions, que le néoféminisme, selon l’auteure, « se trouve pris » dans une tendance « où menacent de s’abîmer la liberté et la dignité de tous, inséparables de celles des femmes ». C’est « le mirage #MeToo ».