Que se passe-t-il chez un peuple « placé » dans une réserve et coupé de ses racines ?
Waubgeshig Rice est un Anishinabé de la réserve de Wasauksing. Il a eu la chance de faire des études supérieures en journalisme et travaille à la CBC. Il vit à Toronto, mais demeure lié à son peuple. Son œuvre témoigne de son attachement et de sa volonté de parler de la vie, de la colère, des attentes, des échecs et des réalisations des autochtones en s’adressant à ceux-ci, mais aussi aux « allochtones ». Le legs d’Eva est son deuxième ouvrage, mais le premier traduit.
La situation des habitants de la réserve de Birchbark (nom inventé) sur la rive nord de la baie Georgienne, comme la réserve dont est natif l’auteur, est loin d’être saine. Alcool, violence, scolarisation incomplète, suicides s’inscrivent dans un climat de pauvreté et surtout d’absence d’espoir, porteur d’une colère qui ne sait pas trouver son objet. Pourtant, certains cherchent à s’en sortir comme c’est le cas de la famille Gibson. L’aîné, Edgar, a tenté des études universitaires, mais il a abandonné au bout d’un semestre, incapable de vivre la pression de la ville et des préjugés de ses habitants. Un premier drame s’abat sur cette famille de cinq enfants : les parents sont tués dans un accident d’automobile. Edgar se retrouve du jour au lendemain chef de famille ; il a vingt ans. Trois ans plus tard, Eva décide à son tour de s’inscrire à l’université, rêvant de devenir avocate pour servir les siens. À la fin de sa première année, elle est tabassée par Mark, un jeune Blanc à qui elle se refusait ; inconsciente, elle meurt de froid dans la ruelle. Toute l’intrigue se construira autour de la perte des parents et de celle d’Eva. Quel sera le legs d’Eva ? La vengeance ? La résilience ?
Le roman est divisé en six parties, chacune consacrée à un des cinq enfants Gibson et la sixième apportant la conclusion. L’intrigue se déroule entre 1989, quatre ans après la mort des parents, et se termine en 1998, soit dix ans après l’assassinat d’Eva. La boucle sera alors bouclée. Le roman s’ouvre sur le destin tragique d’Eva, puis retrace le parcours des autres enfants en situant chaque partie dans un moment précis de leurs vies et en faisant appel au passé. Une structure traditionnelle simple et efficace dans laquelle descriptions, états d’âme et dialogues occupent une large place.
Le cheminement des Gibson semble exprimer l’espoir, chacun réussissant à sa façon après des difficultés et des errances à trouver sa voie au sein de sa communauté ou au service de celle-ci (Stanley termine sa maîtrise et travaille au ministère des Affaires indiennes à Ottawa). Mais la chute illustrera le fait qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant que la colère devienne résilience. Dans un songe, Eva apparaît à Stanley : « Les gens se souviennent de moi comme de l’Indienne qui s’est fait tabasser et qui est morte de froid. Je suis morte avant d’avoir pu faire le legs que je voulais. Au lieu de cela, mon legs est le souvenir d’une mort violente. Nous sommes un peuple tragique. Nous transmettons ces tragédies et cette violence de génération en génération. Elles nous définissent ».
Le portrait que trace Waubgeshig Rice est sans complaisance. Il montre les préjugés des allochtones (une scène d’anthologie entre un professeur d’histoire du Canada et Eva), les ravages de l’alcool et de la faible scolarisation sur les autochtones, qu’ils vivent ou non dans les réserves, réserves qui sont à la fois le lieu de l’échec et celui de la renaissance dans la mesure où l’on se réapproprie, comme la famille Gibson, les valeurs fondamentales des Anishinabés et la langue ojibwée.
Il n’est pas question de morale avec des méchants et des bons dans ce roman. Ni de leçons à donner. Il s’agit d’un état de fait qui tient du docudrame. Ce roman ferait d’ailleurs une excellente minisérie. Waubgeshig Rice nous emmène dans son monde et il le peint avec précision en même temps qu’avec tout l’amour et toute la compassion qu’il ressent. Aimer ne signifie pas fermer les yeux, mais au contraire les garder bien ouverts. Et ça, Rice en a été capable.
LE LEGS D’EVA
- David,
- 2017,
- Ottawa
306 pages
21,95 $
Trad. de l’anglais par Marie-Jo Gonny
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