Depuis le XVe siècle, les Occidentaux ont exporté partout sur la planète leur vision du monde, forts de ce qu’ils croyaient être leur supériorité morale et au nom d’un libéralisme économique qui servait leurs intérêts. Le dernier opus d’Amin Maalouf inscrit les tensions de notre époque dans les contrecoups de cette invasion.
D’entrée de jeu, dans Le labyrinthe des égarés, l’écrivain précise : « [M]on propos […] se limitera aux pays qui, au cours des deux derniers siècles, ont tenté de mettre résolument en cause la suprématie globale de l’Occident ». Ces pays sont le Japon, l’Union soviétique et la Chine. L’histoire de chacun forme un bloc distinct dans le livre.
En ce qui concerne le Japon, l’auteur remonte jusqu’à l’arrivée du commodore Perry, en 1853, chargé par les États-Unis d’établir des relations commerciales avec le pays du Soleil-Levant jusqu’alors fermé à tout étranger. Après cette ouverture au monde – un peu forcée – débute l’ère Meiji (« gouvernement éclairé »), marquée par un essor économique, militaire et politique inédit.
Toutefois, après la mort de l’empereur Mutsuhito et la reprise en main de la direction de l’État par des militaires ultranationalistes, le Japon s’empêtrera dans une série de fourvoiements qui allaient mettre à mal sa jeune réputation de champion des peuples colonisés – acquise après sa victoire militaire sur les Russes au début du XXe siècle –, notamment auprès des peuples arabes. En dépit de ses égarements (l’invasion de la Corée, celle de la Chine, la déclaration de guerre aux États-Unis), le Japon, défait et doté d’une nouvelle constitution, est parvenu à intégrer, à la fin du XXe siècle, le club sélect du G7 et à se maintenir parmi les nations influentes de la planète.
Le chapitre consacré à l’Union soviétique s’ouvre justement sur la défaite de Nicolas II à la bataille de Tsushima, en Extrême-Orient, en 1905, qui a vu les forces nippones vaincre la flotte russe. Cette défaite marquait le prélude de la chute de la dynastie des Romanov, qui sera définitive en 1917. La Russie millénaire avait vécu. De ses cendres, l’Union soviétique allait naître dans les convulsions d’une révolution qui, sous Staline, finira par dévorer ses enfants.
De ce long cauchemar, qui allait durer plus de 70 ans, Maalouf retient, entre autres conséquences sur l’Occident, la répression des soulèvements dans les pays vassalisés (Hongrie, Tchécoslovaquie), l’instauration de la guerre froide, la création de l’OTAN et l’adoption par les États-Unis de la politique d’endiguement du communisme dont allaient découler les guerres de Corée et du Vietnam. Loin de rapprocher l’Ouest et l’Est, l’effondrement du communisme, au début des années 1990, a laissé un vide qui, du côté russe, a nourri un appétit revanchard dont on voit actuellement les manifestations.
En ce qui concerne l’histoire de la Chine, Amin Maalouf fait commencer son récit en 1793, au moment où une ambassade de la Couronne britannique se présente à la cour impériale pour demander à l’empereur Qianlong l’autorisation d’établir des liens commerciaux entre les deux pays. Ce dernier restera sourd à la requête de son homologue anglais.
Mais, sous-équipée militairement depuis le démantèlement de son armada au XVe siècle, incapable de résister aux pressions étrangères, la Chine devra accepter une humiliante mise sous tutelle, par les pays européens d’abord et par le Japon ensuite. Cette subordination mènera à de multiples affrontements au cours des deux siècles qui suivront (guerre de l’opium, révolte des Boxers, occupation japonaise, etc.). Après la prise du pouvoir par les communistes, en 1949, la Chine va rompre définitivement avec l’Occident. Depuis, ses relations avec les pays de l’Ouest sont teintées de méfiance, voire d’hostilité.
Le dernier chapitre de son essai, Maalouf le consacre aux États-Unis, qui constituent pour lui la nation de référence quand on parle de l’Occident. Il rappelle les grandes étapes de son prodigieux essor depuis la déclaration d’indépendance en 1776 jusqu’à aujourd’hui. Tout ce qui va composer le mythe américain du XIXe siècle s’y retrouve : de la conquête de l’Ouest jusqu’aux fastes du Gilded Age (âge d’or) au cours duquel se sont constituées des fortunes considérables (Rockefeller, Vanderbilt, Carnegie, etc.), en passant par la guerre de Sécession et les ratages de l’émancipation des Noirs.
Puis, à la faveur des deux grandes guerres du XXe siècle, les États-Unis vont développer une puissance militaire colossale qui, encore aujourd’hui, leur assure une place prééminente dans la conduite des affaires de monde. Objet de toutes les envies en raison de ses succès, comme de toutes les détestations du fait de son ingérence dans les affaires internes de nombreux pays, ce pays voit maintenant son hégémonie menacée par le réveil économique et militaire de la Chine, et par la rancœur belliqueuse d’une Russie nostalgique de son passé impérial.
Sommes-nous à l’aube d’un nouvel ordre mondial où les colonisés d’hier prendraient leur revanche sur l’Histoire ? C’est la question sous-jacente que pose Le labyrinthe des égarés. L’Occident et ses adversaires. « Demain les rapports de force pourraient changer […]. Si l’on est encore dans une logique d’affrontement et de domination, si l’on n’a pas mis en place un mécanisme de solidarité planétaire, les conséquences pourraient être cataclysmiques. » C’est cette solidarité que son auteur souhaite voir advenir.
On connaissait déjà le talent de romancier d’Amin Maalouf (Léon l’Africain, Le rocher de Tanios, Les désorientés, etc.). Ceux qui s’aventureront dans Le labyrinthe des égarés découvriront qu’il est aussi un remarquable vulgarisateur des questions géopolitiques et, à ce titre, un éclaireur de notre temps. D’une lecture facile et très agréable, son essai jette des passerelles entre les époques et les pays et, de ce fait, nous permet de mieux comprendre l’état actuel du monde. Une grande réussite.