Il semble que certaines maisons d’édition françaises se découvrent une passion — justifiée — pour un des aspects troublants de l’histoire allemande sous le régime d’Hitler : le comportement de l’intelligentsia. Comment a-t-elle survécu pendant cette période ? Dans quels réseaux pouvait-elle œuvrer ? De quelle façon les intellectuels, les artistes aussi, se sont-ils accommodés du pouvoir nazi ? Collaboration ? Résistance ? Deux livres importants mettent en relief les difficultés de ceux qui se sont exilés et les choix de ceux qui ont préféré demeurer au pays.
Avec Le journal du docteur Faustus, nous avons la traduction du roman d’un roman, parue pour la première fois il y a une trentaine d’années, préfacée par Jean-Michel Palmier ; la traduction est de Louise Servicen (à qui l’on doit Charlotte à Weimar, traduction qualifiée de « remarquable réussite » par Thomas Mann lui-même). Le journal du docteur Faustus doit être lu comme un document éclairant non seulement la genèse de la dernière grande œuvre romanesque de l’auteur des Buddenbrooks, récipiendaire du Prix Nobel, de l’« empereur de l’émigration anti-nazie », mais surtout comme une somme de la vie de l’artiste, y compris la période d’exil de l’écrivain pendant l’ère nazie.
Thomas Mann y relate de façon synchronique sa vie à Santa Monica (Californie) ainsi que les événements politiques de l’époque aux États-Unis. Il y exprime un intérêt passionné pour la situation en Europe et les conditions de vie des émigrés allemands en Amérique du Nord. En filigrane, il décrit l’évolution de son dernier grand texte, miroir non seulement de l’artiste allemand qui a vendu son âme au diable, mais de toute une nation aveuglée par une pensée démoniaque et absurde, engloutie dans un gouffre où l’attend l’anéantissement total. Dans son exil doré, Thomas Mann entreprend — il y consacre plus de trois ans — une immense fresque de l’Allemagne. L’intelligentsia allemande qui ne voulait (ou ne pouvait) pas émigrer a amèrement reproché leur confort à ceux qui, comme Bertolt Brecht, tous les Mann (Thomas, son frère Heinrich, ses enfants : Klaus, Erika, Golo, Michael), Alfred Döblin (Berlin, Alexanderplatz), Arnold Schönberg, Theodor Adorno, Bruno Walter, Alma Mahler, pour n’en nommer que quelques-uns, ont quitté l’Allemagne nazie.
Malgré ces attaques constantes, de l’ancienne patrie comme de certains exilés (Bertolt Brecht, entre autres), Thomas Mann poursuit l’œuvre entreprise. Il utilise à nouveau un de ses motifs les plus chers : l’association entre le génie et la maladie — ici, chez le compositeur Adrian Leverkühn — où l’apothéose du génie va de pair avec la destruction physique et mentale racontée cette fois-ci par narrateur interposé. Si la narration commence le jour même où Thomas Mann commence à écrire son roman, le 23 mai 1943, la période couverte par le narrateur va de 1885 à 1930. La somme de travail consacrée à la théorie de la musique fut considérable : sans un guide aussi éclairé que Theodor Adorno, sans les consultations auprès d’Arnold Schönberg, qui renseigna Mann sur le dodécaphonisme (et qui insista pour que l’écrivain indique à la fin du livre à qui revenait la paternité de cette musique perçue comme « diabolique » par Leverkühn), le livre n’aurait pas pu devenir ce qu’il est.
Se perçoit à la lecture de ce document la fébrilité de l’auteur, son anxiété face aux événements politiques. Devant nous, se dessine l’ombre du sexagénaire surchargé de travail, sollicité pour donner des conférences ou faire des allocutions, chargé de tractations avec le gouvernement américain, présent à des émissions radiophoniques, amené à voyager souvent. Par sa description de la société dans laquelle il évolue en Amérique, on constate à quel point l’auteur était tenu en estime par tous, et combien il était conscient de l’importance de son rôle.
Un mot sur l’édition du livre. De toute évidence, il a été publié à la hâte : les notes de Louise Servicen, sans prétentions, ne sont pas entièrement reprises — elles s’arrêtent, curieusement, au chapitre XIII ; l’éditeur aurait eu intérêt à procéder à une révision du texte ; des notes explicatives sur les nombreux personnages auxquels Thomas Mann fait allusion auraient facilité la lecture.
Un autre livre important, Correspondance, 1931-1936, par Richard Strauss et Stefan Zweig, illustre bien le climat intellectuel en Allemagne nazie. Voilà une édition extrêmement soignée, qu’accompagnent un appareil critique efficace et une présentation sérieuse, dans une traduction fidèle utilisant une langue raffinée. Cette correspondance reflète les relations entre Richard Strauss, qui savait très bien, aussi bien que les dirigeants nazis, qu’il était (avec Hans Pfitzner) le dernier grand compositeur allemand resté au pays, et Stefan Zweig, célèbre romancier autrichien, nouvelliste, essayiste, auteur dramatique, sans contredit un des plus grands humanistes de langue allemande du XXe siècle.
Ce qui frappe dès le départ dans ces lettres, c’est le ton adopté par les deux artistes : Richard Strauss fait preuve d’une bonhomie quelque peu bourrue, tandis que Stefan Zweig affiche une élégance sans pareille, une politesse exquise, une tendance à l’argumentation qui dénote son esprit inquiet et témoigne de la clarté avec laquelle il cerne son objet.
Les deux hommes se sont rencontrés par nécessité : le compositeur avait perdu son librettiste, Hugo von Hofmannsthal, avec qui il a travaillé pendant de longues années ; l’écrivain éprouve pour Richard Strauss (déjà septuagénaire) un dévouement presque sans bornes. En effet, Stefan Zweig le considérait comme le dernier grand compositeur « classique » allemand, l’héritier direct de Mozart, de Beethoven et de Wagner (il rejetait, comme Richard Strauss, Gustav Mahler et, bien entendu, les modernes, Alban Berg et Arnold Schönberg).
La correspondance évoque la situation de ceux qui refusaient d’émigrer, malgré les avertissements et, à l’opposé, celle des artistes qui trouvaient dans l’exil leur salut, physique et spirituel. Ces lettres s’échelonnent sur trois phases : la première porte sur la rédaction du livret de l’opéra La femme silencieuse (Die schweigsame Frau) créé à Dresde, le 24 juin 1935. Il devient vite évident que Richard Strauss est convaincu d’avoir trouvé en Stefan Zweig un collaborateur capable de lui fournir exactement le genre de texte qu’il lui faut, oscillant entre le comique, l’héroïque et le sentimental. De plus, l’écrivain lui propose une foule d’autres sujets, qui furent tous menés à terme plus tard par un ami viennois, Joseph Gregor (dont le célèbre Capriccio). La deuxième partie reflète les difficultés éprouvées lors de la représentation de La femme silencieuse. Stefan Zweig étant juif et ses œuvres ayant été brûlées avec celles d’autres écrivains considérés comme « subversifs » ou « dégénérés », il fallait éviter que son nom paraisse sur les affiches annonçant la création de l’opéra. À la suite d’une intervention du compositeur, le nom de Stefan Zweig fut cité en bonne place, ce qui provoqua la destitution de Strauss comme président de la Chambre de la musique du Reich et l’ire du ministre de la propagande, Goebbels. La femme silencieuse fut interdite. Richard Strauss continua cependant à servir ses maîtres, chez qui il subodorait la démence, sans se poser les questions sur la situation de l’artiste en régime totalitaire que Stefan Zweig soulevait pourtant constamment.
La troisième partie, sans doute la plus attristante, est celle où l’écrivain ne cesse de répéter au musicien qu’il ne peut plus travailler pour lui, tentant de lui trouver un librettiste à la hauteur de ses exigences. Têtu, Richard Strauss rejette en bloc les noms proposés. Le vieil homme va jusqu’à confier à Stefan Zweig qu’il voudrait bien écrire des opéras en cachette… Après que la Gestapo eut intercepté une lettre du compositeur, dans laquelle il qualifie les nazis de « dilettantes » et de « prolétaires », la position de l’écrivain autrichien devient tout à fait impossible ; il choisira l’exil, où il se donnera la mort en 1942. Au sujet de cette affaire, Goebbels note dans son Journal : « Richard Strauss écrit une lettre particulièrement infâme au Juif Stefan Zweig. La Gestapo l’intercepte. C’est une lettre effrontée et, par-dessus le marché, complètement idiote. Maintenant, il faut aussi se débarrasser de Strauss. […] Politiquement, tous ces artistes n’ont pas un sou de caractère. Depuis Goethe jusqu’à Strauss. Ouste ! Strauss ‘mime le président de la Reichsmusikkammer’ (Chambre de la musique du Reich). Voilà ce qu’il écrit à son Juif. Dégoûtant ! » Mais Strauss est trop puissant ; même Goebbels n’ose pas le limoger.
Reste une question : pourquoi Strauss n’a-t-il pas suivi ses collègues à l’étranger ? En émigrant, il aurait sans doute asséné un coup terrible au régime nazi. Dans sa préface lumineuse, Bernard Banoun compare le compositeur à ceux qui étaient attachés au service d’un prince (comme Joseph Haydn chez les Esterházy), tout en aspirant à la liberté de l’artiste. Comme eux, Richard Strauss ne s’intéressait qu’à sa musique. Et tout ce qu’il voulait, c’était le meilleur librettiste possible. Dans son Mémorandum du 10 juin 1935, Richard Strauss rappelle, non sans ironie, le fait que les meilleurs livrets sont l’œuvre de Juifs, comme ceux de Da Ponte (de son vrai nom Emanuele Conegliano). Il espérait toujours que la démence anti juive des nazis allait cesser, « dans deux ou trois ans », vœu pieux qu’il partageait avec bien d’autres intellectuels de l’époque.
En fait, cette Correspondance exprime l’autre point de vue, celui de l’artiste demeuré au service du régime sans toutefois saisir la portée de son choix. Si Thomas Mann se fait le porte-parole de l’émigration, Stefan Zweig représente la voix inquiète de ceux qui savent mesurer la profondeur de l’abîme au bord duquel se trouve l’Allemagne, tandis que Richard Strauss reste l’artiste aveugle, vivant uniquement pour son œuvre, et non dénué d’un égoïsme qui ne manque pas de brutalité.