Ce livre appartient à plusieurs genres littéraires qui, tous, peuvent s’estimer respectés ; si admirable en est l’agilité. Alain Beaulieu tend la main au fantastique en déplaçant son narrateur anonyme d’un corps à l’autre, mais c’est pour affirmer un instant plus tard, sur un ton délibérément professoral, les droits d’un auteur à accorder libre galop à son imagination créatrice. À cela s’ajoutent des clins d’œil littéraires qui, sans lourdeur ni snobisme, apparentent Le festin de Salomé à d’illustres prédécesseurs et témoignent de l’enracinement de ce roman dans une tradition littéraire plus anglo-saxonne que française. Le narrateur anonyme qu’un changement de corps transforme en un bedonnant quinquagénaire homosexuel est aussi médusé dans sa peau de rechange que le Rip Van Winkle de Washington Irving se réveillant après un sommeil de 30 ans dans une Amérique amputée de ses liens avec Londres. Le même narrateur, tout comme le Christopher Sly de La mégère apprivoisée, se demande, à chacune de ses translations vers un autre habitacle corporel, si les personnages qui l’entourent ne lui jouent pas la comédie en faisant mine de ne pas le reconnaître. Dans le cas de Beaulieu, le phénomène se répète, cependant, plus d’une fois, comme si l’auteur entendait, dans un premier temps, démontrer son parfait contrôle du narrateur et de ses fréquentations.
Beaulieu nous invite cependant à dépasser l’enseignement littéraire de Fiction 101 : il met parfois au monde des personnages qui se rebellent contre leur père et lui réservent des surprises. Autant l’auteur gagnait aisément l’endossement du lecteur quand il se moquait des policiers lancés à la recherche d’un personnage fictif, autant il est désemparé quand Samantha, l’une de ses créatures, affirme à la face de son soi-disant géniteur qu’elle existe, parle et pense par elle-même.
Peut-être Beaulieu veut-il faire comprendre que l’auteur d’une œuvre de fiction n’est maître de ses personnages qu’en partie : une fois créés, ils obéissent à leur propre logique et l’auteur ne peut que raconter les gestes qu’ils improvisent librement sous ses yeux ? Le Sly de Shakespeare plongeait lui aussi dans l’embarras ceux qui rigolaient à ses dépens en le traitant non plus comme le mendiant qu’il était, mais comme un seigneur riche et agréablement marié : il avait si bien avalé le mensonge qu’il pressait son épouse de partager son lit à l’instant… Tant pis pour les farceurs, tant pis pour l’auteur trop sûr de son empire. Fiction 102 : « Only the unreadable occurs », dirait Oscar Wilde, un autre Anglo-Saxon.
Je n’accuse évidemment pas Beaulieu d’inspiration indue. J’admire son art de chevaucher les genres littéraires, d’en faire éclater les frontières géographiques ou stylistiques et de doter la fiction d’une vie plus vraie que la vraie.