Ben Allan, principal protagoniste du sixième roman de David Homel, a tout de ces gens que l’on croise chaque jour dans la rue, et que l’on oublie aussitôt tant ils semblent glisser sur ce droit chemin qu’est la vie sans laisser d’autres traces que l’ombre qu’ils projettent sur les trottoirs. Spécialiste de littérature française, enseignant dans une université anglophone de Montréal, Ben Allan s’intéresse à la dromomanie, curieuse pathologie qui ne s’attaquerait qu’aux hommes, les forçant un beau jour à s’extirper du quotidien rassurant dans lequel s’écoulent leurs jours pour se lancer sur les routes sans autre but, semble-t-il, que de distancer leur propre ombre. À l’un de ses collègues qui lui demande comment il a pu écrire un article à portée historique sur un sujet aussi singulier, Ben Allan répond qu’il n’en sait rien, que l’article s’est écrit tout seul (symptôme encore inconnu de la dromomanie?). Cette réponse, en apparence anodine, révèle la trame de fond du roman qui touche la création elle-même, ce besoin qui oblige soudainement à rompre avec toute forme de confort, soit-il ou non matériel, pour se lancer sur des voies, soient-elles ou non pavées, dont on ignore l’issue: « Ben Allan n’avait pas encore découvert que l’acte d’écrire, fût-ce une humble fiction historique déguisée en recherche académique, peut facilement gâcher la vie de l’écrivain. Chaque texte est un monstre d’ingratitude. Au lieu de se contenter d’exister tout bonnement, il est toujours plus avide de l’essence de son créateur. N’écrivez jamais si vous pouvez vous en passer ».
Le roman s’ouvre sur une parade de la Saint-Patrick à laquelle assistent Ben Allan et son père Morris, dont l’humour caustique et les habitudes de vie contrastent avec celles de son fils. La métaphore de la parade ‘ ceux qui défilent et ceux qui se défilent ‘ n’est pas fortuite. Tous les personnages de ce roman, exception faite de la conjointe de Ben Allan qui est son double féminin, semblent d’ailleurs avoir pour fonction de souligner à la fois le caractère réservé du héros et son attrait pour ces zones floues, hors du droit chemin, dans lesquelles évoluent les artistes et ces gens qu’autrefois on qualifiait de fous pour justifier leur internement.
Il est ici impossible de résumer ce roman de David Homel aux ramifications multiples qui se déroule dans une ville que nous apprenons à redécouvrir. David Homel joue à sur l’introspection, avec un humour tantôt débridé, tantôt corrosif, et nous entraîne dans un questionnement sur les ressorts de la création, la quête d’identité et les transformations de cette quête au fil des ans. À la réponse que souvent nous donnons à notre propre voix intérieure qui cherche, ou pas, à nous garder sur le droit chemin, il offre une autre perspective. En cela, il mérite qu’on s’y égare.