Le prolifique écrivain maintes fois primé, d’origine brésilienne et vivant au Québec depuis 1969, clôt son vingt-septième roman par une « Note de l’auteur » déclarant que Le dessinateur « se veut un hommage à tous les artistes qui osèrent porter un témoignage sur l’oppression de leurs semblables par quelque régime que ce soit ».
Le modèle fictif représentatif de ces opprimés est ici le peintre paysagiste russe Oleg Sergueievitch Boulatov, 42 ans, condamné à Moscou à quinze années de travaux forcés pour avoir refusé de peindre Staline, dit le « père de la patrie », à l’occasion de son 70e anniversaire de naissance, comme l’avait ordonné le Parti communiste.
Peintre lui-même et ayant passé huit ans dans un établissement de redressement brésilien (de neuf à dix-sept ans), Sergio Kokis raconte les six années d’emprisonnement vécues par Oleg au camp forestier de Suksukan, en Sibérie. Après quelques mois de détention, ses talents de dessinateur lui valent quelques privilèges, surtout quand son compagnon d’infortune Maxim Antonovitch Strakhov, réputé professeur de botanique à l’Université de Moscou et membre de l’Académie des sciences, le convainc de participer à son projet de publication « d’un ouvrage sur la flore de la région de Kolyma ». Intitulé Flora kolymae, le livre est destiné à paraître sous le seul nom du commandant du camp, le colonel Dobrioubov, botaniste amateur prétentieux, oblitérant ainsi le nom du véritable auteur et celui d’Oleg, dessinateur des planches scientifiques. Condamné à 25 ans pour « sympathies trotskistes », le vieux professeur fait cette « curieuse proposition » pour se consacrer « à [s]a passion botanique jusqu’à la fin de [s]es jours ».
Parmi les codétenus de l’artiste, on compte, outre Strakhov, qui mourra au camp, l’infirmier David Rosenblyum, arrêté pour avoir signé une pétition demandant, « le plus respectueusement possible, la suspension du renvoi d’un professeur », et la jeune secrétaire Sonia Lanskaïa, condamnée à dix ans de Goulag « pour négligence dans [s]on devoir de vigilance révolutionnaire ». La narration expose la mansuétude des uns, la sévérité des autres, le trafic de médicaments et de nourriture, les exactions des gardiens, les caïds au service des dirigeants… À la mort de Staline, en mars 1953, plusieurs détenus sont libérés, dont David et Oleg : le premier sera médecin à Magadan et le second va retrouver à Moscou sa femme Valentina, devenue la maîtresse du colonel Vassily Jegorov, qui a déjà épouse et enfants. Après quelque temps de cohabitation forcée, Vassily aide Oleg à retrouver une vie normale malgré les limitations qu’on lui impose. Mais Oleg a toujours refusé de baisser la garde et s’est efforcé « de rendre hommage à tous ses compagnons de captivité qui ne savaient dire ou dessiner l’enfer où ils avaient vécu ». Il se pend en avril 1955, à 49 ans. Le nouveau commandant du camp, le lieutenant-colonel Ivan Arsenievitch Karski, s’approprie finalement la paternité entière de la Flora kolymae. Et, en septembre 2003, ignorant la vérité sur toute l’affaire, son fils lègue le livre et la collection de dessins et de planches à la Bibliothèque centrale de la ville de Kazan en vantant avec émotion dans son allocution la modestie et la discrétion du grand patriote et du grand artiste que fut son père.
Loin d’être un roman d’action, Le dessinateur multiplie plutôt les réflexions et les conversations des protagonistes sur une foule de sujets capitaux, tels le système concentrationnaire du camp, le « régime […] pourri et totalitaire » qu’est « le Parti communiste […] devenu depuis longtemps une organisation d’allure fasciste », le « capitalisme totalitaire d’État, au profit d’une minorité bureaucratique », le devoir de l’artiste, l’acte de liberté qu’est sa pratique et son rôle qui est d’éveiller les consciences et « de ne pas perdre de vue le côté moral et esthétique de la nature humaine ». On fait également état de « la lutte interne […] féroce […] dans les instances suprêmes du parti, avec des complots et des intrigues poussant comme des champignons », de « la farce de la justice », de la lourdeur de la démocratie russe, des « mailles étroites du filet de la paranoïa institutionnalisée du régime », des énormes problèmes sociaux : prostitution, alcoolisme, usage de stupéfiants, suicides, meurtres à profusion, hausse des vols et de la corruption…
Dans l’ensemble, le témoignage de Sergio Kokis concernant l’oppression exercée par le régime soviétique sur les artistes et les citoyens est documenté, crédible et cohérent.