Le dernier après-midi d’Agnès, Essai sur l’œuvre de Milan Kundera est remarquable à plus d’un égard. Non seulement François Ricard parvient-il à en souligner l’importance, et à l’illustrer, dans le champ littéraire des quarante dernières années, mais, et c’est sans doute ici que l’essayiste donne sa pleine mesure, à retracer et mettre en perspective la construction d’une œuvre des plus originales et singulières, sans jamais céder à la tentation d’en disséquer sous nos yeux, et ce faisant d’en rompre le charme, ce qui compose son intégrité. Une telle démarche exige une connaissance intime de l’œuvre, un respect, voire une admiration sans bornes. Ce dont ne se cache nullement François Ricard.
Le titre renvoie à un épisode du septième roman de Kundera, L’immortalité, alors que le personnage d’Agnès s’arrête au milieu des montagnes, en Suisse, dans un moment qui se révèle être, pour le personnage et l’essayiste, un moment clé et du roman, et de l’œuvre elle-même. Pour Agnès, cet arrêt représente une parenthèse dans le déroulement des actions qui conduiront à l’accident mortel qui s’ensuivra ; pour François Ricard, le début d’une méditation qui cherchera à embrasser l’œuvre dans sa totalité pour mieux en comprendre l’étendue et saisir les motivations intrinsèques qui l’animent depuis le tout premier roman paru en français en 1968, La plaisanterie. « Ceci ne sera pas une étude, écrit-il, ni même, peut-être, un livre de critique, mais une méditation – ainsi que devrait sans doute s’appeler cet art incompris qu’est l’art de l’essai. On n’y cherchera pas quelque théorie du roman ni quelque doctrine politique ou philosophique, mais le simple compte rendu d’une expérience esthétique, c’est-à-dire de l’admiration et de l’exploration jamais achevées d’une œuvre qui est l’une des plus parfaites et des plus précieuses de notre temps. »
François Ricard n’aura de cesse de nous rappeler l’importance de considérer l’œuvre dans sa totalité, dans son intégralité, à l’image du massif rocheux qui capte l’attention d’Agnès, voire qui la retient momentanément prisonnière dans cette position d’arrêt. On voit déjà, à l’aide de cette seule image qui initie en quelque sorte le processus de méditation, l’un des ressorts dramatiques qui sous-tend l’œuvre, l’opposition entre la volonté, sans doute serait-il plus juste de parler ici de désir, des personnages d’agir de telle ou telle manière, et les forces extérieures qui s’opposent à ces mêmes désirs. Le paradigme romanesque qui avait jusqu’alors cours depuis Hegel, nous rappelle François Ricard, se voit irrémédiablement inversé chez Kundera. Chez ce dernier, le personnage ne s’oppose plus au monde qui l’entoure, il en est déjà exclu. Tous les personnages de Kundera se situent dans cet espace qui les confine en marge d’eux-mêmes et d’un monde auquel ils n’appartiennent plus, n’ont jamais appartenu. Conscients de cela, ils ne cherchent pas tant le salut, que d’opposer à cette exclusion quasi ontologique en ce qui les concerne, une conscience nostalgique d’un monde à jamais illusoire pour qui a percé le réel pouvoir qu’ils savent avoir sur leur vie. Voilà le climat, celui du désenchantement, de l’éloignement et de la disparition, dans lequel baignent et l’œuvre et les personnages de Kundera.
C’est sous cet angle que François Ricard revisite l’œuvre en s’attardant tantôt aux structures internes (composition, chapitres, épisodes) qui la sous-tendent, tantôt aux thématiques (l’exil, la perte de sens, la disparition) qui concourent, au-delà de son étendue formelle, à lui donner son unité. Mais le plus grand mérite de cet essai est sans aucun doute l’irrésistible envie qu’il nous donne de relire Kundera et de nous aventurer, à notre tour, sur le chemin de la méditation.