Le dérèglement dont parle Amin Maalouf dans son dernier ouvrage, c’est celui qui préside aux relations entre l’Occident et le monde arabe depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Libanais d’origine vivant en France, l’auteur joue ici les intercesseurs entre deux univers que tout semble opposer.
Pour lui, l’Occident vit actuellement une profonde crise identitaire provoquée par la faillite de son système économique, la débâcle environnementale, conséquence de ses modes de vie, et surtout par son incapacité à régler ses rapports avec le reste du monde sur les valeurs dont il se réclame. Dans ses entreprises colonisatrices, dans ses guerres dites de libération menées sous couvert d’exporter la civilisation et la démocratie, l’Occident n’a fait que piller les ressources locales et traiter en subalternes les peuples qu’il prétendait « sauver ». Si bien que, pour utiliser un euphémisme, son crédit moral est aujourd’hui au plus bas dans le monde arabe.
Pour expliquer l’état d’esprit actuel du monde islamique, Maalouf retrace la genèse du nationalisme arabe. Avec une clarté remarquable, il nous explique comment l’idéal du panarabisme laïc du siècle dernier est devenu l’islamisme guerrier que l’on connaît aujourd’hui. Fayçal floué par les Anglais lors du traité de Versailles en 1919, Mossadegh chassé de la présidence iranienne en 1953 par les grandes pétrolières, Saddam Hussein renversé par les Américains en 2004, autant d’événements qui mettent en lumière l’arrogance d’un Occident prompt à manipuler les gouvernements des nations arabes au gré de ses intérêts. Battu et humilié, le monde arabe s’est enfoncé de plus en plus dans l’amertume et le désespoir jusqu’à pratiquer aujourd’hui, selon Maalouf, une politique proprement suicidaire.
Brillant quand il s’agit de diagnostiquer l’origine des frictions entre l’Occident et le monde arabe, l’auteur est moins convaincant quand il avance des solutions pour rapprocher les deux univers. Fonder ses espoirs sur les progrès scientifiques, sur le décollage des économies asiatiques, sur la construction de l’Europe ou sur la transformation des idéaux de l’Occident sous l’égide d’un leader charismatique comme Obama, paraît un peu court, voire un brin naïf. Toutefois, il est plus convaincant quand il défend la nécessité pour les nations d’accueil de se doter de politiques d’intégration des immigrants qui rejettent tout communautarisme religieux, à l’origine selon lui de toutes les intolérances. Même si son discours est politique, Le dérèglement du monde n’est pas le livre d’un politologue, mais plutôt la réflexion éclairée d’un humaniste qui assume pleinement sa double appartenance culturelle.