On connaît le verdict cruel assené par de Gaulle à un Pétain déboussolé : « La vieillesse, un naufrage… » En lisant le plus récent Elie Wiesel, une sentence comparable, elle aussi juste et meurtrière, vient à l’esprit. Julien Gracq en frappe les « livres manqués des grands écrivains qui, dans leur vieillesse, tentent de donner, sans y réussir, l’image d’une époque nouvelle qui n’est plus faite pour eux… » (En lisant en écrivant, 1980). On ne saurait manier le scalpel d’une main mieux dirigée. Wiesel laisse courir sur son erre une plume dont l’assèchement est manifeste.
Le sujet du Cas Sonderberg est si mince qu’on lit à travers lui l’ombre d’autre chose. Qu’un accusé, brandissant un cliché primaire, se dise « coupable et non coupable », cela, sans finesse, oriente l’attention vers la culpabilité qu’aucun tribunal ne peut apprécier avec pertinence, mais cela ne fait que perpétuer le banal. Wiesel n’en a cure, car tout prétexte lui est bon pour gratter les mêmes plaies et abattre les mêmes verdicts sur les injustices dont Israël, jusque dans son pouvoir moderne, serait toujours victime. Il laisse donc en plan pendant des dizaines de pages la demande d’entrevue transmise au journaliste par l’épouse de Sonderberg. Toujours revient son seul souci : « Comme d’habitude, l’attentat a provoqué colère et frustration dans le pays. Comment justifier le culte de la mort auquel adhèrent tant de jeunes Palestiniens ? » On se croyait à New York dans une salle d’audience ; Wiesel, après nous y avoir fait entrer, nous y abandonne. Au roman promis et attendu, il substitue le plaidoyer accusateur et les jugements sommaires et sectaires. Comment le roman conserverait-il un quelconque attrait quand, saisissant tous les prétextes, bousculant tous les décors, court-circuitant histoire et géographie, Wiesel revient sur l’Holocauste en partisan vengeur ? Le problème, ce n’est pas le légitime entêtement de la mémoire, mais la réduction de toute chose à cette unique tragédie. Sans surprise, dépouillé de la force de séduction de ses premières œuvres, prisonnier d’ornières tenaces, Wiesel digresse à si forte distance de son alibi de départ qu’il en oublie sa promesse d’écrire un roman. C’est dommage, car il côtoie sans les baliser des territoires qui mériteraient la minutie dont il était capable. Ainsi, l’adaptation requise du critique de théâtre transformé en chroniqueur judiciaire. Ainsi, le rôle inutilement dévolu à l’appareil judiciaire dans les débats éthiques. À cet égard, Les juges (Seuil, 1999) ouvrait un chantier préfigurant Le cas Sonderberg, mais l’abandonnait lui aussi avant la fin.
L’âge, j’en sais quelque chose, gère souvent mal le souvenir.