Le dernier roman de Tahar Ben Jelloun est dans le sillage des histoires de paralysies que le cinéma nous a offertes ces derniers temps. Avec les tendres Intouchables d’Éric Toledano et d’Olivier Nakache, avec le magnifique De rouille et d’os de Jacques Audiard, avec, plus récemment, les grinçantes Sessions de Ben Lewin, Le bonheur conjugal creuse le questionnement sur l’immobilité physique imposée par la maladie ou l’accident et explore les voies vers lesquelles elle mène ses victimes.
Les petits actes du quotidien sont impensables, les intrusions sur le corps inerte nombreuses, de celles de la mouche la plus banale, à celles d’une épouse prenant sa revanche sur un mari autrefois volage. Le récit est d’abord celui de l’homme perclus, raconté selon son point de vue et mettant en évidence le contraste inhérent à une telle situation romanesque, celui qui oppose l’immobilité physique au voyage intérieur de l’immobilisé.
Ce personnage contraint à l’arrêt est un peintre célèbre que s’arrachaient autrefois expositions et autres biennales. Le lecteur y croit cependant peu car les références culturelles et les indications techniques de ce prétendu artiste semblent superficielles, ses propos sont convenus et sa vie passée n’a pas connu d’autres transgressions qu’une triviale inconstance amoureuse. Le ton de complainte ressassée du narrateur artiste finit également par devenir très agaçant.
La deuxième partie sauve le roman. L’épouse fustigée par l’artiste geignard, l’héroïne de ce « malheur conjugal », prend la parole. Le roman devient alors l’histoire de l’ascension sociale de cette Marocaine venue d’une classe sociale qui ne lui donne pas droit au respect de sa belle-famille. Il développe le portrait interne d’un Maroc ankylosé par les règles incompréhensibles d’une hiérarchie sociale d’un autre temps. Les distinctions entre le bas et le haut dans cette société ne sont pas seulement fondées sur les moyens financiers ou professionnels mais aussi sur des notions peu traduisibles comme celle, fondamentale dans ce texte, de la « grande famille ». Du coup, cette femme, qui s’oppose moins à son mari par son sexe que par sa catégorie sociale, n’accédera à une véritable possession de son destin que quand celui du mari se sera arrêté.
Le discours de « la fille du peuple », contrairement à celui du « bourgeois », est vif et cinglant, le désespoir y sonne vrai ; le texte fait un retour sur les déclarations du peintre et devient une sorte de commentaire de l’œuvre sur elle-même. Ce que l’on aime, c’est aussi bien la sincérité de cette autre voix que le jeu de critique littéraire autotélique auquel elle se livre, empêchant ainsi le roman de tomber dans la fadeur.