Entreprendre la lecture d’un livre sur lequel on ignore tout, c’est un peu comme partir pour une promenade spontanée, sans objectif fixe, sans montre ni plan. On sait, au fond de soi-même pour l’avoir déjà fait ou parce qu’on le souhaite ardemment, qu’on risque, en tournant à gauche plutôt qu’à droite, de faire une rencontre ou une découverte tout aussi imprévue que déterminante. C’est assez rare, mais ça arrive, et c’est ce qui s’est passé à la lecture d’un petit roman (moins de 200 pages) : Le bonheur a la queue glissante, d’Abla Farhoud.
Abla Farhoud, libanaise d’origine, nous raconte l’histoire de Dounia, une grand-mère septuagénaire qui, comme l’auteure, a immigré au Canada dans les années cinquante. Les monologues intérieurs de Dounia nous informent sur ses nombreux enfants et petits-enfants, sur sa vie de mère, de conjointe, de femme, d’immigrante, sur ses désirs, ses peines et ses joies, ses réussites et ses échecs… On découvre lentement qu’elle n’a jamais maîtrisé la langue d’ici et que ses enfants et petits-enfants parlent de moins en moins sa langue, leur langue maternelle, et que c’est par la nourriture, les regards et surtout le silence qu’elle a fait face à la vie et qu’elle affronte maintenant la vieillesse. Mais, si ce n’était qu’une histoire comme tant d’autres où la dignité s’oppose à l’adversité, les souvenirs du village d’origine aux difficultés d’intégration à la culture québécoise, bref où l’on énumère les hauts et les bas d’une existence plutôt banale, on fermerait ce petit livre en haussant les épaules et en se disant que la vie est parfois bien injuste… Mais, réjouissez-vous, il n’en est rien !
L’intériorité qui rencontre l’universel et la profonde humanité que l’on retrouve dans le livre d’Abla Farhoud en font une lecture qui nous coupe du monde et du temps… atemporelle. C’est Camus sous le masque d’une Libanaise septuagénaire…