Découvrir (ou redécouvrir) aujourd’hui, dans le contexte politique mondial actuel, L’affabulateur de Jakob Wassermann est une expérience pour le moins troublante. Troublante et jouissive.
Publié en 1926, le roman met en scène le damoiseau Ernest d’Ehrenberg, un conteur, un inventeur, un rêveur, un briseur de réalité ‘ et, surtout, le sort que lui réservent son époque et ses institutions, ses pouvoirs officiels. En effet, le briseur de réalité ne peut que déranger, agacer, menacer. Or, celui-ci, qui n’est qu’imagination et créativité, ne saurait se laisser lui-même briser. Stéphane Michaud, dans la préface du roman, en formule ainsi l’enjeu fondamental : « La parole peut-elle être tenue prisonnière » ? Question des questions…
En fait, la parole qui crée librement plutôt que de reproduire sottement la réalité est élémentaire: souffle, torrent, débordement, emportement, révolte. Aussi échappe-t-elle toujours, d’une certaine manière, à l’ordre établi, car elle est son propre appui, son propre soutien et contient en elle-même la raison de son propre acharnement à se poursuivre. Elle fait de la jeunesse son devoir, de la fraîcheur sans cesse renouvelée sa plus intime responsabilité. Et, parfois, par la joie qu’elle répand autour d’elle, la curiosité qu’elle suscite chez les auditeurs et le désir de parole qu’elle fait naître en ceux-ci, elle arrive à transformer le monde, à déformer suffisamment la réalité pour la rendre irréelle, c’est-à-dire riche d’une infinité de possibles, fertile, fourmillante, invitante, neuve.
C’est là la beauté de notre affabulateur – comme de tout briseur de réalité, au fond –, c’est parce qu’il n’est que ce qu’il est qu’il fait peur d’une part, et enchante, ravit d’autre part. Il est porteur de risques et de dangers. Il est porteur de vie, de vies, et en cela n’a même pas à résister aux carcans, langagiers ou idéologiques, qui lui sont imposés; son être tout entier est déjà, en partie du moins, ailleurs, volage, diffus (et donc déjà pure résistance). Et n’est-ce pas précisément cette viscérale et incurable liberté de pensée et de parole qui pousse, et ce à toute époque, les puissants à qualifier tout excès d’imagination de diabolique ou de dément, de pervers, de vicieux ? On n’a qu’à regarder frémir et trembler nos fragiles démocraties modernes devant ces enragés, ces poètes et ces fous pour le savoir.