On croirait presque lire des pages tirées d’un roman de la collection « Blanche » de La NRF. Et cela est un compliment.
La voie romaine est un livre évocateur : ni un résumé ni une mise en situation ne sauraient rendre l’atmosphère si particulière créée dans ces récits délicats, d’une belle écriture, comme on n’en voit plus beaucoup de nos jours. Tentons néanmoins l’exercice de présenter cet ouvrage original, inclassable, difficilement résumable. Une jeune femme, grandissant dans un milieu austère de la France rurale de la fin du XXe siècle, relate quelques souvenirs, non pas marquants, mais plutôt significatifs : un peu comme pour un journal intime, mais avec une forte dose de littéralité et de réflexivité (c.-à-d. cette volonté de réfléchir – rétrospectivement – à ses comportements passés). Évitant l’introspection nombriliste et la nostalgie facile, nous découvrons une narratrice qui parvient, avec le recul des années, à donner du sens à de petits événements et à des confidences reçues autrefois puis momentanément oubliées. Le titre même de ce livre revient à plusieurs reprises, mais reformulé et redéfini dans différents contextes : « Souvenir d’un temps qui dura trois ou quatre ans, quatre ou cinq ans, où je ne parlais pas : ce que je nomme la voie romaine ». Comme un fil conducteur, comme un révélateur, cette locution évoque ces transitions partant de l’univers de l’enfance rurale vers celui du monde adulte, qui peut donner un nom aux choses incompréhensibles ou indéfinissables pour une enfant que l’on juge différente : « La voie romaine, ce sont aussi les murs que je longe, les planchers que je côtoie sans cesse ».
Une sorte d’ampleur, de largesse imaginative et de climat onirique caractérise le style recherché de La voie romaine : non pas un roman avec une intrigue qui nous dirigerait vers un dénouement, mais une narration plus proche du poème en prose, où le style et le choix des mots peuvent amplement suffire à nourrir son lecteur en restituant des pensées prélangagières. Étonnamment, les références presque exclusives à des noms de lieux européens abondent dans un lexique de mots qui sembleront familiers, mais peu usités de ce côté-ci de l’Atlantique : on parle de « Tatie », de « Tonton », de la « Place Vendôme », de « l’âge des comtes du Forez », de la rue de Rivoli, du « Marais » (célèbre quartier de Paris), mais aussi de la Sagrada Familia, de Tintin et du capitaine Haddock. Et le fleuve auquel il est fait allusion est la Loire. Même les allusions à des films concernent la France : Le cercle rouge (1970), de Jean-Pierre Melville, avec Bourvil, Alain Delon et Yves Montand. On constate très peu d’ancrage au Québec ou au Canada dans ces textes, notamment dans les endroits identifiés et décrits, sauf quelques rares allusions à un « wagon de métro de Montréal » et à « la plage de l’Ouest à Havre-Aubert ». Avec La voie romaine, nous sommes transportés dans un ailleurs altéré, éthéré, éloigné ; on a quelquefois l’impression de lire une autofiction venue de l’étranger, ce qui ajoute au dépaysement et à la nouveauté. C’est peut-être la caractéristique d’une certaine tendance dans la littérature canadienne actuelle. Adapté au cinéma, ce type de récit donnerait sans doute un long métrage en noir et blanc, à la mise en scène statique, avec des fondus au noir à la fin de chaque tableau, un peu comme dans un film de Bergman au tournant des années 1960. Le silence ?