La traversée des catastrophes est un très beau livre, mais aussi un livre difficile. Il convient d’en prévenir le lecteur qui s’engage sur ce chemin de pensée parfois familier et souvent déroutant. Si le livre de Pierre Zaoui nous est familier, c’est qu’il cherche à retenir la philosophie au plus près de notre expérience commune de la vie. En revanche, si cet ouvrage se montre déroutant, c’est que l’auteur s’emploie à délivrer le lecteur des formules convenues qui recouvrent cette expérience et en dissimulent la vérité.
Il s’agit d’une entreprise originale qui s’inscrit dans la « lignée souterraine et prestigieuse » à laquelle appartiennent Nietzsche et Deleuze ; lignée de philosophes, souvent hétérodoxes, qui s’est donné pour tâche de penser la Vie. Or qu’est-ce que penser cette vie qui nous est donnée en partage, si ce n’est tenter, « pour le meilleur et pour le pire », comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, d’envisager la part sombre de notre expérience ? En elle-même, toute vie est confrontation et renvoie à une altérité radicale qui nous heurte, souvent nous meurtrit et toujours nous achève.
Voilà pourquoi Zaoui, figure montante d’une nouvelle génération d’intellectuels français, cherche à dire autrement les parts « impudiques, brûlantes et vulgaires » de l’existence. Dans ces pages, la philosophie descend de ses hauteurs abstraites pour plonger dans le grouillement imprévisible et incessant des vivants aux prises avec la maladie, l’agonie et le deuil. Là, en somme, où s’accumulent ces petites et ces grandes catastrophes que chacun est destiné à traverser.
On retiendra deux moments forts de cette réflexion sur les dimensions catastrophiques de nos vies. L’auteur soutient, par exemple, que la mort de soi ne constitue pas un problème pour la philosophie, puisque aucun d’entre nous n’expérimente sa propre mort. En revanche, on reconnaîtra que la mort se donne à nous dans l’expérience si fondamentale de la mort d’autrui et, plus justement encore, de la mort de l’aimé et de l’ami. De même, Zaoui rappelle que les catégories de la pensée usuelle se montrent bien insuffisantes, non pas devant la mort comme phénomène universel, mais bien devant le cadavre toujours si singulier. Et il ajoute que l’on ne doit pas rester seul devant le corps impensable du cadavre et qu’il appartient à la collectivité de voiler son insignifiance par le rituel.
Enfin, si le livre est difficile, c’est sans doute parce que devant l’expérience de la maladie, pendant l’accompagnement du mourant et à la vue du cadavre, nous préférons détourner le regard ; mais aussi parce que, dans sa part analytique, l’auteur a choisi d’adopter une manière de philosopher bien française qui ne privilégie pas toujours l’accessibilité, voire la clarté. Certains demeureront ainsi dubitatifs, si ce n’est médusés, devant l’exposé des mérites heuristiques des concepts deleuziens de « ligne de mort » et de « fêlure ». Convenons donc que ce « manuel de survie », pour reprendre les mots de l’auteur, ne pourra être utile qu’au lecteur bien avisé, tant le désir de ne pas trop s’expliquer est ici manifeste.