« Pourquoi les bombes explosent-elles, maman ? C’est la guerre, mon enfant. C’est quoi, la guerre ? Les hommes s’entre-tuent. Pourquoi, maman ? Arrête de poser tant de questions. Tu es trop petite pour comprendre tout cela. » Pour comprendre l’indicible sans aucun doute ; d’ailleurs, qui y parviendrait ? Tran Lam a vécu, vu et ressenti l’un des pires génocides que le XXe siècle ait porté, l’élimination de vingt-cinq pour cent de la population cambodgienne en l’espace de quatre ans, et elle en témoigne.
La fillette d’alors raconte les pires horreurs qui soient. Des atrocités, il y en a eu ! Et des actes de barbarie, elle en a vu ! Ce qui est saisissant dans ce récit, ce sont les mots bruts simplement employés, qui donnent toute son amplitude bouleversante à ce périple poignant de réalisme et d’authenticité. La candeur des interrogations de cette spectatrice haute comme trois pommes, qui assiste ahurie aux scènes les plus effroyables de l’histoire de la barbarie humaine, rend les actes des Khmers rouges encore plus inconcevables. « Comme ils sont bêtes ces Hommes ! », ah oui, ces « Sauvages Rouges », dit-elle, qui éructent aux populations déplacées, affamées, exténuées, entassées dans des camps de concentration : « Vous garder ne rapporte rien, vous détruire n’est pas une perte ». L’aspect le plus répugnant de ce système d’anéantissement massif de l’Autre, c’est que personne ne sait comment les gens sont tués lorsqu’ils disparaissent la nuit. Mais ils sont tués. Incontestablement. Tout ce que chacun sait ou croit comprendre, c’est que seuls les fous s’en sortiront. C’est-à-dire ceux et celles qui ne pensent plus. Ne savent plus. Ont tout oublié.
Aussi, l’enfant s’invente-t-elle un monde parallèle dans lequel la protègent les animaux qu’elle invoque ; cet univers lui donne la force de survivre lorsque tous les siens sont partis, sa mère la première. Pour sa mère elle a tenu. Pour sa mère elle s’est battue. Pour sa mère elle dure. Mère source de tous les courages.
Mais pourquoi les êtres humains ont-ils dans le cœur ce désir de massacrer ?
Elle s’en est sortie avec toute sa raison, a immigré au Québec et y a refait sa vie. Pour autant, Tran Lam cesse-t-elle, la nuit, de hurler parce que son ventre lui fait mal ? Est-elle demeurée une esclave dont le seul pouvoir est de subir volontairement sa condition ? Sait-elle, enfin, qu’elle n’est pas l’image de cette cruauté passée. Forcément passée. Révolue ? Mais ceci est déjà une autre histoire.