Chaque roman de Sándor Márai – mort en 1990 – qui se publie au hasard des traductions accroît l’étonnement et l’admiration du lecteur. L’œuvre apparaît maintenant de plus en plus dans sa diversité et la puissance du souffle qui l’anime. Márai ne peut plus être considéré seulement comme le dernier représentant de la brillante culture de la Mitteleuropa : il se place aux premiers rangs de toute la littérature du XXe siècle.
Une petite station thermale de Hongrie vers la fin de la guerre qui, ici, à la différence d’autres œuvres comme le superbe roman Métamorphose d’un mariage, compose surtout un arrière-plan et souligne l’aspect minable de l’hôtel où sont réunis quelques clients pour passer Noël. Le narrateur est intrigué par un homme distingué, distant et secret. Ce Z. est un musicien célèbre mais qui, après s’être retiré complètement de la scène, est tombé dans l’oubli. Il fait vaguement penser à Bartók, lui aussi hongrois, pianiste et compositeur recueillant la musique populaire. Un couple se suicide dans l’hôtel. Pourquoi ? Z. le silencieux tient alors au narrateur d’étonnants propos : « Il se peut qu’il y ait des liens entre la nature et l’homme, que nous ne connaissons pas. Car c’est Dieu qui est derrière tout cela ». Plus tard le narrateur recevra un manuscrit autobiographique posthume du musicien. Le procédé narratif est depuis longtemps utilisé mais le contenu et le sens du récit demeurent ici jusqu’à la fin énigmatiques. Pourquoi Z. a-t-il renoncé à la musique ?
Un mal soudain l’a frappé en plein concert à Florence. Les médecins lui assurent qu’il guérira mais après de longues souffrances. Z. en enregistre presque jour par jour l’évolution, les fluctuations, sans pathos, sans apitoiement, avec un détachement presque ironique, toutes qualités d’un style d’une vigoureuse justesse dont la netteté ménage les sinuosités et, paradoxalement, l’ambiguïté du récit. Z. cherche à comprendre l’opinion des médecins, il cherche à savoir qui sont les trois ou quatre religieuses qui le soignent : quelle est la nature de leur foi, quelles sont leurs pensées par rapport à la mort ? Surtout il s’interroge sur l’origine et le sens de sa maladie.
La lumière se fait peu à peu. Il a aimé dans une relation triangulaire E., la belle mais frigide Italienne. Il n’a pas su écouter la voix secrète qui le mettait en garde. Cette relation instillait en lui un poison qui l’a éloigné de la musique qui, elle, ne souffre aucun partage. « Comment, dit un médecin lucide, le mensonge de toute une vie peut-il se transformer en maladie ? » Cependant le retour à la santé est possible : « Vous avez quitté cette femme et rejeté tout ce qui s’était construit à partir de la ramification pathologique de cette relation ». Que choisira donc Z., se laisser mourir ou bien renaître ? Il convainc une infirmière (la « sœur ») de lui administrer une forte dose de morphine qui pourrait être mortelle mais qui le plonge dans un état de bien-être, presque de félicité : la tentation. Il en émerge, il a accompli le passage dans les limbes. Il comprend qu’existe en nous une puissante force qui nous guérit non seulement dans notre corps mais dans notre être. Il sortira de l’hôpital et ne rejoindra pas E. qui l’attend.
La musique, la maladie, l’inconscient, l’amour forment dans ce roman un réseau serré (qui évoque La montagne magique et surtout Le docteur Faustus de Thomas Mann). Le récit progresse par glissements entre la description de la souffrance et celle du bien-être artificiel, entre le fantasme et le dialogue avec les soignants, le monologue intérieur et la réflexion intime qui conduisent à l’intuition de l’être profond. Les questions soulevées demeurent dans leur complexité, les réponses implicites : elles tournent autour de ce noeud, qui est le mensonge que nous pouvons entretenir face à nous-mêmes, et suggèrent la voie de la guérison.
Sándor Márai, La sœur, trad. du hongrois par Catherine Fay, Albin Michel, Paris, 2012, 301 p. ; 31,95 $.
Extraits :
Qu’est-ce qu’on sait de la vie ? Rien de réel. On vit au milieu de représentations idéalisées, d’images de cartes postales. « L’amour » : mièvrerie, main dans la main sur fond de clair de lune, ou exhibition corporelle accompagnée de claquements de dents, joués ou véritables, dans l’atmosphère moite d’une lumière tamisée rouge : c’est ce que nous enseigne la littérature, ce qu’on nous montre sur les scènes de théâtre ou sur les toiles du cinématographe.
p. 46-47
Il a la nausée, comme si on l’avait empoisonné. Et certes, oui, on l’a empoisonné, avec le poison le plus cruel, que même les médicastres des Médicis de Florence ne connaissaient pas, ni les Borgia… La vie est un poison si on ne croit pas en elle. La vie est un poison quand elle n’est plus qu’un instrument à combler l’ambition, l’orgueil, la jalousie.
p. 211
Je tentai une dernière esquive : « Nous ne pouvons pas savoir, dis-je précautionneusement, ce que la nature veut de nous quand elle nous impose une grande maladie. Mais ensuite, une puissante force nous guérit. Vous ne pensez pas ?… » Elle répondit vivement, de façon abrupte : « Ça, nous ne pouvons pas le savoir, en effet. Mais tout est tellement désordonné… Il ne faut pas croire que tout ait un sens. Peut-être la maladie n’en a-t-elle pas non plus. Pas plus que la guérison et la mort. »
p. 284