Une fois de plus, Yves Beauchemin laisse vibrer sa fibre sociale. Librement, bellement, chaleureusement. Malgré les complots et les mesquineries des nantis, les humbles auxquels il donne vie cherchent et trouvent la dignité dont ils ont à la fois besoin et surabondance. L’argent, les diplômes, les prestiges sociaux leur échappent, mais ils compensent par leur solidarité, leur sens de la mesure, une inusable patience, une sorte de boussole interne qui n’échappe jamais son nord. Au risque de froisser les lecteurs en manque de sentiments verbeux et éthérés, Yves Beauchemin crée des personnages peu exceptionnels, sans apprêt, aux rêves réalisables de ce côté-ci du ciel.
Mélanie n’entretient pas d’utopies déconnectées. Elle ne fréquente l’école que le temps de satisfaire aux contraintes légales. Les livres ne l’intéressent pas et le plagiaire qui l’exploite aura beau jeu de la leurrer et de voler Victor Hugo. Affligée d’une mère désespérément envahissante, elle fuira Trois-Rivières et endossera fièrement à Montréal les responsabilités d’une serveuse de restaurant. Qu’elle soit sans défense et crédule, il suffit de peu de pages pour nous en convaincre. C’est pourtant sur elle et autour d’elle que Beauchemin construit une intrigue aux virages brutaux. Elle sera harcelée par les appétits des repus, mal conseillée par le sympathique et erratique notaire Parfait, blessée et avilie dans sa chair, comme s’il était banal et même normal que triomphent les puissants.
Mais, venant instinctivement au secours de Mélanie, ses semblables tissent autour d’elle un réseau de soutiens et d’amitiés. Pour elle, Beauchemin multiplie les personnages fiables autant qu’émouvants. Gerbederose, la patronne du café où aboutit Mélanie pour échapper à l’intimidation, mène une garde vigilante : elle exige autant qu’elle donne. Mieux que la jeune femme, elle se méfie, vérifie, montre les crocs. En direct de la rue surgit Tonio qui combat son alcoolisme et noue avec Mélanie un pacte de discrétion mutuelle ; ils se devront beaucoup l’un à l’autre. L’amour, échaudé par le mensonge et la cruauté du croulant Pierrot et du criminel Périgord, tardera à cicatriser ces plaies, mais il renaîtra grâce à la tendre et farouche affection de Louis.
Qu’importe si telle péripétie exige du lecteur une certaine souplesse, la société vraie que raconte Beauchemin ne triche pas avec la réalité. Ceux et celles qui entrent dans l’existence sans cueillir d’argent dans la bouche sont exposés à tant de douleurs et de drames qu’on se réjouit de les savoir compris et respectés par un auteur aussi empathique. Ils sont indignés et lui aussi.