En annonçant dans son célèbre récit de voyage intitulé Tristes tropiques(1955) « la mort de l’exotisme » et « la fin des voyages », l’ethnologue Claude Lévi-Strauss laissait par le fait même présager le déclin de la pratique du récit de voyage. Or, loin de disparaître, cette dernière a plutôt donné lieu à « de grandes expérimentations » au cours de la seconde moitié du XXesiècle. Dans son étude, Guillaume Thouroude démontre en effet que non moins que les autres genres à l’époque, le récit de voyage s’est régénéré au contact des divers courants de littérature contemporains (existentialisme, structuralisme, lettrisme, nouveau roman, etc.). À titre d’exemple, il montre bien comment « la pensée phénoménologique de Jean-Paul Sartre informe le récit de voyage existentialiste », que l’on « peut aborder Tristes tropiquesen structuraliste », que des écrivains comme Michel Butor et Roland Barthes ont proposé « des textes de voyage en tâchant d’esquiver à la fois l’héroïsme suspect du voyageur, l’exotisme facile et le romantisme de l’échec ». Partant, il constate que certains auteurs se libèrent du carcan narratif de l’itinéraire et, dans une certaine mesure, du référent (le lieu visité) réduit parfois à un discours sur les codes et les signes pour en rendre compte. D’autres comme Nicolas Bouvier présentent les problèmes de santé et la détresse autant physique que psychologique du voyageur, ou à tout le moins agencent autrement le schème du voyageur héroïque. On assiste également à un effacement de l’opposition entre le proche et le lointain : « […]la littérature du voyage prend certes place dans des séjours à l’étranger, mais tout autant que dans l’exploration des lieux de notre quotidien », parfois de manière à observer différemment, comme chez Guy Debord et son approche de « psychogéographie », les quartiers de sa propre ville. Pour les déambulateurs et flâneurs urbains, en particulier l’écrivain Jean Rolin, il s’agit autant de se réapproprier les « lieux de mémoire » dans lesquels s’incarne une histoire commune que les « non-lieux », les « espaces délaissés, en friche, vierges ». Des auteurs exploitent des modes de déplacement alternatifs (la marche à pied, la nage, le transport en commun) ou encore les variations de la mobilité (vitesse, lenteur, immobilité). Ces multiples formes d’expérimentations, estime Thouroude, permettent aux écrivains-voyageurs de « dévoiler des points de vue si inattendus que l’impression donnée au lecteur est celle de la découverte de nouveaux territoires ». En un sens, « le récit de voyage expérimental rejoint une des tâches anciennes du genre : ré-enchanter le monde en donnant la possibilité au lecteur d’imaginer un ailleurs radicalement différent de ce qu’il connaît ».
Lorsqu’il annonçait en 1955 « la fin des voyages », Lévi-Strauss ne pouvait se douter que le voyage allait, dans la seconde moitié du XXesiècle, susciter une véritable « effervescence éditoriale », comme l’a déjà noté Adrien Pasquali (1994), et constituer le foyer inattendu d’expérimentations textuelles novatrices. Au fond, ce qu’annonçait Lévi-Strauss, comme Henri Michaux et Victor Segalen avant lui, n’était-ce pas plutôt le début des voyages dont les récits sont des interrogations ouvertes sur les possibilités de redécouvrir « la pluralité des mondes » en en réinventant constamment la représentation ? Dans une perspective diachronique couvrant la période de 1945 à nos jours, l’étude de Guillaume Thouroude illustre fort bien comment des écrivains se sont appliqués à faire dire quelque chose de plus à l’écriture de voyage, à la remettre en jeu, à en activer des virtualités non encore actualisées. Au demeurant, dans leur quête inachevable de connaissances et de renouvellements formels, ces auteurs ont continué, contre toute attente, à tirer profit de ce qui est propre à la longue et prestigieuse tradition du récit de voyage : interroger le connu à l’aide de l’inconnu.
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