Hippolyte Borgia Lazard a une pieuvre dans la tête. Comme sa mère, Ophélie Lazard. Dans le cas de sa mère, le processus est bien avancé. Dans son cas à lui, les manifestations de la bête sont encore sporadiques, quoique déjà inquiétantes.
Que fait cette pieuvre ? Elle confine sa mère à une petite vie tranquille, qui reste en contact avec la réalité mais de façon minimaliste. « Quand elle se décide à ouvrir sa bouche d’Ophélie Lazard, sa voix est reposée mais ses mots sont brefs et succincts, ils se suffisent à eux-mêmes. Ses mots sont sans fleurs ni papillons. Elle dit ce qu’elle dit. En souriant. »
Chez Hippolyte, c’est plus compliqué. La pieuvre surgit de temps en temps pour lui donner des idées noires, mais surtout pour faire planer l’ombre d’un avenir sans avenir. Elle progresse. « Salut ma pieuvre. Quand commenceras-tu à penser pour moi ? Est-ce que c’est toi qui tangues quand je ris ? Est-ce ta peau ou la mienne qui déjà est sensible à la lumière et préfère la nuit ? Est-ce que mes désordres sont les miens ou ceux de tes bras qui se tortillent et se meuvent pour agripper un peu de mon monde ? »
En attendant, Hippolyte, dans un coin de la Catalogne, s’emploie tant bien que mal à faire passer le temps avec son inséparable Odile, « la folle », qui trouve toujours le moyen de se faire remarquer. Car faire passer le temps, c’est bien l’activité récurrente de ces désœuvrés : « On a passé au moins deux après-midi à boire des chocolats au café Cinc ». « On passe les derniers instants à jouer à Bonjour soleil, le jeu le plus ennuyant depuis l’invention des salles d’attente. » « On a demandé des serviettes et des crayons parce qu’on n’a rien à dire, et encore moins quelque chose d’autre à faire. » « On s’emmerde. On ne s’emmerde pas. On ne sait pas. »
Un jour, ils rencontrent Clément, dont ils tombent secrètement amoureux (surtout Hippolyte) et qu’ils intègrent à leur vie oisive. Plus tard, ce sera César le sportif, qui saura jouer avec eux le jeu de l’insignifiance de la vie. Hippolyte et Odile découvriront la famille huppée de Clément, qui appartient à un monde totalement différent, « là où personne ne connaît la misère ou le froid humide des hivers ». Ils ne se laisseront ni impressionner ni inspirer.
Par ailleurs, les quatre amis font dans la petite délinquance : prendre ses aises sur la plage de manière à déranger le plus de vacanciers possible, chiper des cigares aux parents de Clément, voler des bouteilles dans les commerces pour les siffler dans la chambre d’Hippolyte ou à la plage après le coucher du soleil, occuper une table de café sans rien consommer le plus longtemps possible en abusant de la politesse du serveur, cracher par la fenêtre sur la route en espérant que le postillon atterrisse sur le pare-brise d’une autre voiture, insulter les passants, glisser la chaussette de César (devenu persona non grata) dans une bouteille de vin vidée en prenant bien soin de remettre le bouchon pour s’assurer que l’odeur s’imprègne profondément… rien de bien conséquent, quoi.
L’auteur nous plonge dans cet univers sans horizon avec un style dynamique parfaitement original, fait de phrases courtes et de néologisation débridée (principalement verbale : « On attend, on suintant, on s’autonettoyant »). Un style si riche qu’on a parfois envie de demander au narrateur s’il a besoin à ce point de la vulgarité : « Odile rote de tous ses poumons puis se tait pour constater l’écho ». « Clément dégueule en pleine vague, on surfe dans son vomi. » « À partir de là on considère quand même qu’on est dans la merde solide. […] La merde, on adore ça, on se roule dedans comme dans un tricot qu’on a nous-mêmes tricoté, my friend. » « On s’arrête quand même sur le bas-côté de l’autoroute parce qu’Odile va se pisser dessus. C’est la vie, that’s life, my friend. Je vais pisser avec elle. Plouc plouc c’est fait. »
Au bout d’un récit décrivant une ambiance généralement amorphe sans être dénué d’humour, la finale réussit à toucher le cœur du lecteur. Un drame humain a lieu, un drame intérieur, et l’auteur aura su nous le faire partager.