Nous utilisons depuis toujours une multitude de mots et d’expressions dont nous ignorons ou méconnaissons souvent l’origine ou la réelle signification. Que se cache-t-il par exemple sous l’« écho » de la forêt, le « titane » de nos mines, le « sosie » ou l’« égide » de quelqu’un, les « céréales » que nous mangeons volontiers le matin, et j’ajouterais : sous la « pandémie » qui nous accable tant aujourd’hui et le « cerbère » qui garde les buts au hockey, dans le vocabulaire des commentateurs sportifs du Québec ?
Et d’où proviennent des expressions comme « taquiner la muse », « tomber dans les bras de Morphée », « prendre le taureau par les cornes », « avoir des yeux de lynx » ? C’est le grand mérite du philosophe français Luc Ferry, ancien ministre de l’Éducation nationale, de « réveiller » sous le langage quotidien ce que le linguiste Charles Perelman appelle les « métaphores endormies » que sont ces références directes à la mythologie grecque. Il s’agit là d’un procédé accrocheur susceptible d’intéresser le public mieux que ne le ferait peut-être l’exposé pur et dur de l’histoire de cette matière vaste et complexe à souhait.
L’auteur propose ici 56 chapitres, souvent très courts, regroupés en 6 parties formant un tout cohérent et limpide. Dans la première partie, les chapitres 1 et 2 donnent « les bases nécessaires à la compréhension des structures fondamentales de tous les mythes grecs ». Il y est question « de la naissance du monde, du cosmos [et] des premiers dieux, Titans et Olympiens à partir des divinités primordiales que sont notamment Chaos, Gaïa et Ouranos ». Les parties 2 à 5 (chapitres 3 à 53) « s’intéressent à une catégorie de récits ou de protagonistes de la mythologie » : dans l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, la Théogonie d’Hésiode, la Bibliothèque du pseudo Apollodore, on retrouve des dieux comme Zeus, Athéna et Apollon, des héros comme Ulysse, Jason et Persée, des monstres comme les Harpyes, les trois Gorgones et le fameux Argos, et des lieux comme le détroit du Bosphore, le fleuve Styx, le mont Olympe… Pour « poursuivre [n]otre lecture », Luc Ferry propose une sixième partie (chapitres 54 à 56) regroupant « Dix œuvres anciennes fondamentales » (par exemple Les Métamorphoses d’Ovide et l’Énéide de Virgile), « Dix ouvrages de référence pour aller plus loin », dont deux de Ferry lui-même et trois de Jean-Pierre Vernant, et « Dix œuvres d’art » (tableaux et pièces musicales). Un index partiel accompagne le tout.
C’est dans une démarche didactique astucieuse que Luc Ferry présente l’histoire des grands mythes grecs et dégage l’esprit philosophique qu’elle sous-tend. Il offre par exemple deux tableaux récapitulatifs des principaux dieux avec leurs noms grecs et latins, et leur filiation. Il cite régulièrement les textes anciens originaux, mentionne les différentes versions d’un mythe, le cas échéant, établit des ponts avec des œuvres ou des auteurs postérieurs, redresse des propos erronés… Il souligne à quelques reprises l’idée fondamentale que Zeus, le premier de tous les dieux, a toujours voulu garder intact l’ordre cosmique qu’il a réussi à installer contre les puissances chaotiques des origines. Cet ensemble abondant mais non rébarbatif nous livre au total une quantité impressionnante d’informations, parfois peu répandues me semble-t-il : sait-on par exemple que le vrai nom du Sphynx est la « Sphinge », un monstre féminin, que la boîte de Pandore était à l’origine, dans le texte d’Hésiode, une « jarre », que Socrate était « laid », et que « l’Odyssée fut d’abord l’objet d’une tradition orale », avant l’écrit ? De justes réflexions et des commentaires érudits empoignent de même régulièrement le lecteur : « [l]a naissance du monde (cosmogonie) et celle des dieux (théogonie) ne font qu’une » ; « les mythes grecs sont à l’origine de toute la pensée philosophique occidentale » ; dans ces mythes, un châtiment est toujours « en rapport ‘symbolique’ direct avec la faute commise » ; « la littérature mythologique […] commence avec l’Odyssée d’Homère et la Théogonie d’Hésiode »… De plus, le langage familier et l’humour, y compris une BD au début de chaque partie, servent bien ce discours d’une grande efficacité pédagogique. Pandore « est la reine des garces », lit-on par exemple. Ovide « aurait sans doute aimé écrire […] des scénarios de films d’épouvante ». Le dieu Pan est un « obsédé sexuel ». Thanatos « tombe dans le panneau » que lui a réservé Sisyphe ; ce dernier ira plus tard « chez Hadès pour jouer la grande scène de l’indignation ».
Bref, voilà un ouvrage spécialisé à la fois immensément riche, tout en demeurant accessible, sur une discipline que l’on aborde rarement aujourd’hui et qui faisait autrefois le bonheur – j’en étais –, ou l’horreur, de tous les potaches du défunt cours classique.