Dès les premières pages le livre déconcerte. Sans doute parce qu’il se refuse à entrer dans une catégorie, dont celle, confortable, de récit d’une enfance. Et pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit, mais sans fournir les repères qu’on attendait. Ni chronologie ni suite logique des événements, à peine une identification des lieux – une banlieue pauvre de Paris avec des échappées vers une ville minière du Nord – et d’une époque – les alentours de la Deuxième Guerre mondiale. Et des personnages qui se révèlent peu à peu. Paraissent, insolites, la Joconde et Léonard : celle-ci parce qu’elle ressemble à la mère de la narratrice – une photo en témoigne –, et celui-là son amant après la mort prématurée du père. Ajoutons « les Gouvernements », deux tantes pittoresques, gardiennes des principes, de l’autorité et des préjugés du milieu et de l’époque.
En fait point n’est besoin d’indices plus précis. La phrase liminaire suffit à donner l’intention du livre, son allure, sa nature même : « Ma maison est un atelier ; j’habite l’atelier de la mémoire » où le travail se fera à partir de photos. Ici la mémoire n’organise pas, elle laisse advenir les images selon des lois inconnues ou une absence de lois. L’association joue évidemment son rôle dans leur succession, riche de surprises, voire d’incongruités, par des coq-à-l’âne, des ruptures et changements de niveau de langage, presque de chaos. Ce désordre peu à peu emporte notre adhésion, l’imprévu nous charme alors qu’il dérangeait d’abord nos habitudes de lecture.
À partir des photos auxquelles se réfère la narratrice, se composent des « foyers » de mémoire. Ils évoquent les événements banals d’une existence pauvre et souvent triste d’une banlieue sans beauté qui ne connaît guère la prospérité des « Trente glorieuses » que retrouve la France à partir de 1950. Cependant elle y a ses fêtes, des kermesses, son théâtre et même son cirque. La guerre est terminée mais le rationnement de l’Occupation perdure, comme le souvenir des familles déportées. Enfant, la narratrice entend parler des hommes qui comme le père qu’on va « voir » au cimetière « ont rencontré la mort ». Pour elle incompréhensible usage des mots. Elle pose des questions, « des drôles de questions » parce que les adultes ne peuvent ou ne savent pas y répondre. Ils s’en agacent, ou en rient quand elle parle de « l’aimant de sa mère » !
La narratrice enfant grandit, sa mère vieillit, avec de l’irritation et de l’amertume. Celle-là reviendra sur ses traces. La banlieue parisienne qui sous sa grisaille miteuse avait son mystère et somme toute un attrait qui faisait rêver est démolie pièce à pièce, on pourrait dire avec férocité sous le premier assaut de la modernité : « Paris a dévoré sa banlieue potagère, englouti les poissons de ses petits étangs et tous ses restes : hangars et ateliers, crocs serrés sur les arbres aux feuilles roses du printemps, et les pelleteuses, renâclant dans les marécages de glaise, dégueulaient leur méli-mélo de briques et de bois sur des collines neuves ». La jeune femme en est venue à douter de sa propre identité et de sa situation dans le temps. « Comment définir cette activité secrète, une transmutation mystérieuse qui m’a permis d’appartenir à deux époques à la fois : enfant du passé voyageant dans l’imaginaire pour m’approprier des situations inconnues, et adulte prête à certifier ce vécu ? »
Le sentiment n’est pas de nostalgie ni d’apitoiement mais souvent de « haine » face à la destruction, haine mêlée d’ironie mordante qui donne au récit sa tonicité. Une écriture travaillée (parfois au risque de l’hermétisme). Une texture serrée de sensations qui reviennent, des arrière-plans soudain restitués comme des leitmotive, des images fulgurantes lancées au détour d’une phrase, des passages abrupts au trivial, des personnages colorés comme leur langage, des sauts dans le temps qu’on pourrait dire sans filet : cette aventure de la mémoire, est-elle à lire comme un récit ou plutôt comme un long et fourmillant poème en prose ?
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