Comme titre, Bernard Cerquiglini a choisi une boutade de Clemenceau, lequel l’aurait d’ailleurs volée au d’Artagnan d’Alexandre Dumas. Pour enfoncer le clou, Clemenceau aurait d’ailleurs aussi déclaré : « L’Angleterre n’est qu’une colonie française qui a mal tourné. »
Le linguiste bien connu lance tout cela avec un clin d’œil pour ne froisser personne, mais il y croit. Le fait est que le français a été introduit en Angleterre lorsque Guillaume le Conquérant, depuis la Normandie, s’est emparé du royaume en 1066. À partir de ce moment et jusqu’à la fin du XIVe siècle, le français a été sur l’île britannique la langue du pouvoir, donc de l’administration, de la guerre et de la justice, mais aussi de la gastronomie, de la pensée et du commerce. Trois siècles et demi qui ont eu une influence déterminante sur le parler du territoire, un anglais alors balbutiant qui n’était pas encore « équipé » pour faire évoluer pleinement la société qui le pratiquait.
Au Canada, nous savons bien comment la langue de l’envahisseur peut transformer une langue maternelle : les anglicismes, apparents ou cachés, pullulent chez nous depuis belle lurette. Mais puisqu’il n’y avait pas de Loi 101 dans l’Angleterre du Moyen Âge, la pénétration s’avère bien plus profonde.
À quel point ? Il est toujours difficile de mesurer le vocabulaire d’une langue, d’une part parce qu’aucun dictionnaire n’est complet, d’autre part parce que les dictionnaires contiennent un tas de mots presque jamais utilisés. On estime cependant qu’environ 30 % du lexique anglais actuel vient du français – 40 % dans l’œuvre de Shakespeare. Il faut ajouter à cela un autre 30 % venant directement du latin, non par évolution naturelle, comme dans les langues romanes, mais directement par les voies savantes. En fait, on a beau considérer l’anglais comme une langue germanique, cette catégorisation ne serait valide que pour 25 % de ses vocables (car, outre ce qui précède, il faut compter environ 15 % d’ « origines diverses »). Bref, au total, avec 60 % de mots d’origine latine, l’anglais est beaucoup plus proche de notre langue que de l’allemand, du néerlandais ou des langues scandinaves.
À près de 80 000, ces emprunts sont trop nombreux pour qu’on en fasse un inventaire complet, mais l’auteur en dresse tout de même une liste instructive, prenant à témoin des centaines de mots dont il détaille l’origine.
Précisons que si le gros de ces emprunts a été fait au Moyen Âge, la tendance s’est poursuivie à l’ère moderne, et que ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale que les mots se sont mis à être plus nombreux à traverser la Manche dans l’autre direction. L’auteur prend d’ailleurs plaisir à commenter une partie de ping pong fascinante entre les deux communautés linguistiques. Squatter, par exemple, a certes été emprunté récemment à l’anglais, mais le verbe to squat venait de l’ancien français esquater, qui signifiait « aplatir » avant de prendre le sens de « s’accroupir » dans la langue de Shakespeare puis de revenir avec le sens que l’on sait en français. Même chose pour le mot stress, débarqué en France dans les années 1960, mais qui était d’abord en anglais une aphérèse de distress, emprunté au mot d’ancien français qui signifiait « détresse » ou « angoisse ».
Ces faits ne sont pas nouveaux, mais le sympathique linguiste a le don de nous les présenter avec un style et une personnalité qui font tout le sel de son ouvrage. Cela dit, celui-ci se distingue par un angle nouveau apporté au dossier, à savoir l’importance accordée à ce qu’il est convenu d’appeler « l’anglo-normand ». En effet, on a beau dire que c’est l’aristocratie normande qui a importé le français en Angleterre aux XIe et XIIesiècles, il faut comprendre qu’à partir du XIIIe siècle, cette aristocratie avait laissé place à des dirigeants du cru qui continuaient d’utiliser le français comme langue du droit, de l’administration et des affaires tout en étant de langue maternelle anglaise. Ce français, auquel on s’était peu attardé jusqu’ici, est un français original, différent de celui qui se parlait en France à la même époque. Cerquiglini plaide donc pour qu’on le reconnaisse comme une « variante du français », même s’il est disparu depuis longtemps, au même titre que toutes les autres (comme le québécois, pouvons-nous imaginer). Autrement dit, la plupart des emprunts n’ont pas été imposés par une classe dirigeante étrangère (1066-1204) mais résultent plutôt de la pénétration dans l’idiome maternel des Anglais d’un « français local » utilisé en littérature et dans les documents officiels, surtout dans la deuxième moitié du XIVe siècle.
En annexe, un lexique regroupe tous les mots anglais traités dans le détail dans le corps de l’ouvrage. On aurait aimé qu’une liste de mots français complète le tout pour pouvoir tirer le maximum de cette mini-encyclopédie étymologique.