En lisant cet ouvrage, les non-initiés au conflit ukraino-russe n’en reviendront tout simplement pas. Ils apprendront que l’ingérence de Poutine et de ses sbires s’étend aussi loin que le Brexit, la mise en dépendance de l’Allemagne vis-à-vis le gaz naturel ou l’aide apportée à Trump pour le sortir de la faillite et même l’appuyer afin qu’il devienne président des États-Unis. Et ici, il ne s’agit que d’un aperçu.
Raphaël Glucksmann, député européen et président de la Commission spéciale du Parlement européen sur l’ingérence étrangère, pardonnerait sans doute au commun des mortels de ne pas saisir tout le jeu d’influence du Kremlin. Par contre, il n’excuserait pas le refus de voir des politiciens et hommes d’affaires occidentaux. Non seulement ils laissent faire ou regardent ailleurs, mais il leur arrive aussi d’aller travailler pour des intérêts russes, comme l’a fait Gerhard Schroeder, ancien chancelier d’Allemagne, en faisant partie du conseil d’administration de Nord Stream AG, détenue en majorité par la société russe Gazprom, laquelle pourvoit l’Allemagne en gaz naturel. Alors que l’on vit une époque où il est primordial de répondre à l’expansionnisme du Kremlin, des compagnies occidentales continuent à faire des affaires avec la Russie. L’entreprise pétrolière russe Rosneft est même dirigée par un Français depuis 2010 : Éric Liron. TotalEnergies, compagnie pétrolière française, a continué à faire des affaires en Russie en 2022, ce qui fait dire à Glucksmann qu’elle fournissait du kérosène aux avions russes qui bombardaient des villes ukrainiennes. Bref, les grandes entreprises européennes pensent en termes de profit, et non de souveraineté politique. Ce faisant, elles se mettent au service d’un dangereux ennemi.
Pour Glucksmann, tous les signes d’une Russie expansionniste étaient présents dès 1999 avec la guerre en Tchétchénie. Ensuite ce furent la Géorgie, la Crimée, le Donbas, la Syrie, et maintenant c’est le tour de l’Ukraine. Rien n’arrêtera Poutine. Le Kremlin n’accepte pas l’idée de frontières stables à respecter. Il ne cherche même pas la paix. Il s’en prend à toute l’Europe et aux idées libérales qu’elle incarne. Il s’agit de rien de moins que d’une guerre de civilisation : la Russie aux valeurs traditionnelles contre un Occident aux valeurs soi-disant décadentes. Il n’y a pas de négociation possible pour ce type de guerre : c’est tout ou rien.
Ce livre nous convainc d’une chose : il n’y a qu’une manière de faire plier Poutine, et c’est la manière forte. Les démocraties occidentales auront-elles le courage de sortir de leur confort, de s’armer, de discipliner le monde des affaires (limiter la mondialisation) et de dire clairement au Kremlin que c’est assez ? Avec la Russie actuelle, on croirait revivre un épisode de la politique d’apaisement de 1938, quand on faisait des concessions à l’Allemagne nazie dans le but d’éviter la guerre.
La gauche européenne n’aime ni l’OTAN ni les États-Unis. Elle modère ses critiques face à une Russie supposément alliée. Mais, pour quitter l’OTAN, il faudrait être en mesure de défendre l’Europe et s’en donner les moyens. L’urgence se fait sentir car, si jamais Trump redevient président des États-Unis, que se passera-t-il pour l’Europe ? L’Internet Research Agency (IRA), cette organisation russe diffuseuse de chaos et de propagande, pourrait encore se mêler des élections américaines et s’arranger pour que Trump gouverne à nouveau.
L’auteur termine son livre par un hommage à son père, le philosophe André Glucksmann, qui avait rompu avec le marxisme après sa lecture de L’archipel du goulag, d’Alexandre Soljénitsyne.
La grande confrontation, un livre essentiel. Il a obtenu le prix Jean-Daniel, prix de journalisme littéraire, en 2023.