Roman ? Bien sûr, mais aussi coup de sonde dans le passé québécois et dans certaines de ses réticences. Question simple d’André Vanasse : « Qui sont mes ancêtres ? », mais qui lance d’amples et imprévisibles vibrations quand se lèvent les réponses. Avec sérénité et culture, Vanasse les soupèse et les laisse monter à l’assaut de nos préjugés.
Ce nom de Vanasse, d’où vient-il ? Contrairement à tant de noms qui révèlent tel ou tel département français, comme le Perche ou le Poitou, celui de Vanasse serait-il orphelin ? D’où une quête qui tient du roman par le caractère incarné de ses péripéties et de la recherche généalogique par la rigueur de ses vérifications. Le lecteur sera guidé à travers plusieurs siècles, saluera diverses villes hanséatiques, côtoiera les plus glorieux artistes, il déplorera aussi les débordements du fanatisme et les abjurations forcées. Les personnages que crée (ou ressuscite) l’auteur rendront tangible et douloureuse une errance qui, souvent, ressemble à une fuite.
La quête que raconte Vanasse s’amorce à Cracovie au début du XVIIe siècle, au cœur de la population juive. La Pologne, pays aux frontières variables, zone tampon déchirée par les voracités territoriales des voisins, compte une population juive d’abord confinée aux métiers modestes ou dévalorisants. Au seuil de la Deuxième Guerre mondiale, avocats et médecins juifs constitueront toutefois la moitié des effectifs de ces deux professions à Cracovie et à Varsovie. Ne lisant pas l’avenir, le jeune Pawel ne sait pas que les choix offerts à ses semblables déborderont tout à l’heure les métiers de leurs géniteurs : il s’impatiente, répugne à devenir, à son tour, un boucher chargé des rites prescrits par la Bible, rêve du lointain et du différent. Sa grand-mère, discrètement, le pousse à oser ; il part.
S’ensuit un périple dont Vanasse déploie les inattendus commerciaux, sociaux, artistiques, religieux. La prospérité favorise Amsterdam, Hambourg, Gdańsk. Les têtes couronnées se disputent peuples et allégeances, modifiant les orthodoxies, les intimidations et les cruautés… Pawel obéit aux courants et se fond, pour survivre, dans d’autres mœurs. Quand il transmettra la vie à ses descendants, des pans de son identité se seront modifiés : la judéité sera dissimulée, noms et patronymes auront adopté un autre visage, les arts auront occupé le terrain évacué par le commerce.
Comment ce nomadisme aurait-il pu cesser ? Au nom de quel enracinement ou grâce à quelle peur l’Atlantique aurait-il empêché le descendant du boucher juif de Cracovie de chercher survie, sécurité et liberté en terre canadienne ? Après tout, Pawel Szojchet répondait depuis son arrivée à Varsovie au patronyme d’origine allemande de Hase, puis au patronyme hollandais van Haas au contact d’Amsterdam et, enfin, à celui de Paul Vanas depuis Rouen ! Quand il fuira Rouen balayée par l’intolérance, il ne fera que poursuivre sa mue : c’est à un jeune Vanasse, dont nul ne soupçonne la judéité, que les Québécois demanderont d’embellir de sa musique les noces, les soirées, les rituels catholiques…
Homme d’immense culture, de tact et de lucidité, André Vanasse adresse ainsi à la société québécoise de pertinentes questions. Sans durcir l’hypothèse à laquelle le roman a donné place et créance, il la laisse flotter : « Suis-je ou non le descendant de Pawel ? » Sans lourdeur ni culpabilisation, il suscite le questionnement : « De quel métissage sont peut-être issus les Québécois pure laine ? » Quand La flûte de Rafi aura révélé que les patronymes allemand de Hase et hollandais de Haas signifient lièvre, alors que le français réserve le mot hase à la femelle du lièvre, peut-être admettra-t-on que les patronymes familiers (Lelièvre…) peuvent voiler des hérédités inattendues. Invitation au pluralisme ?
Outre son écriture toujours élégante, André Vanasse aura investi dans ce bouquin d’amples recherches. Il aura montré, par exemple, que les chansons d’origine française récupérées dans les albums de La bonne chanson ne représentaient qu’une fraction d’un art riche et diversifié. Tout comme il aura osé une hypothèse audacieuse à propos de la peinture des maîtres hollandais : « Or le fait que les Espagnols aient repris leurs hostilités dès 1620 contre la Hollande a eu pour conséquence de nous couper non seulement du marché de la côte Atlantique, de l’Italie surtout, et de la Méditerranée, mais aussi de l’Amérique. Résultat ? Des pigments régulièrement utilisés avant les affrontements avec les Espagnols sont devenus très chers sinon introuvables ». D’où, peut-être, le clair-obscur de Rembrandt…
Belle fécondité du doute et de la culture.