On pourrait croire que ce livre ne raconte qu’un épisode d’histoire régionale, destiné aux gens des Laurentides ou aux cinéphiles aguerris ; mais il faudrait plutôt voir dans cette salle – emblématique et indépendante – un exemple de ce que pouvait être, au XXe siècle, un espace culturel destiné aux films populaires et de répertoire.
Arménien d’origine, Philip Fermanian entreprend son parcours en Turquie, avant même le génocide arménien ; il transita successivement par la France, l’Angleterre, Terre-Neuve, puis enfin Montréal, où une partie de sa famille s’est établie il y a un siècle. En certains points, son itinéraire personnel résonnerait presque avec la trame du livre – et du long métrage – América, América (1963), un classique d’Élia Kazan, pour la quête utopique d’un idéal situé au bout du monde. Dès les années 1930, Phil pratiqua plusieurs métiers : projectionniste ambulant dans les villages des Laurentides, opérateur d’un réseau de juke-box, mais aussi marchand de fruits et légumes dans la PME familiale : la Karibian Fruit. Avant de devenir propriétaire de salle, Phil Fermanian épousa la jolie Aurore Martel, qui avait vingt ans de moins que lui. Ensemble, ils pratiquèrent divers métiers et eurent par ailleurs deux enfants ; l’un d’entre eux, Tom, assure désormais la relève de l’entreprise familiale.
L’histoire du cinéma Pine débute en 1948 à Sainte-Adèle, au nord de Laval. C’est l’époque où les noms des cinémas, tout comme les programmes et les films projetés au Québec, étaient uniquement en anglais (et sans sous-titres français pour ce qui est des films). Le cinéma Pine ne faisait pas exception. Mais l’intérêt pour ce secteur lucratif avait commencé treize ans plus tôt : « En 1935, Phil, qui ne manque jamais une occasion d’affaires, s’intéresse de près à un phénomène nouveau : le cinéma ‘d’actualité’ ».
Dans un style vivant et optimiste, Stéphane Desjardins ne se contente pas de raconter l’émergence d’une salle mythique ; il transforme quelquefois en de petits morceaux de littérature des événements tout simples, comme cette anecdote imagée, à propos de la salle de cinéma des Fermanian : « Il y a un quart de siècle, une chauve-souris s’invite par la porte principale, grande ouverte par une chaude nuit d’été ». En outre, l’iconographie – exclusive – réunie pour ce livre permet de voir un programme du cinéma Pine en 1953 et de nombreuses affiches d’époque. On s’étonne toutefois de constater dans cette étude émanant pourtant de presses universitaires que beaucoup d’affirmations et d’éléments de contextualisation ne sont pas systématiquement appuyés par des notes en fin de volume (pourtant nombreuses) ou par des références bibliographiques, comme pour ce constat démographique, sans appel de note : « La mortalité infantile, à Montréal, est deux fois plus élevée chez les francophones que les anglophones ». Parmi les annexes, on trouve plusieurs tableaux de statistiques, dont la liste des longs métrages québécois les plus lucratifs de l’histoire, à laquelle il ne manquerait que le célèbre mélodrame La petite Aurore, l’enfant-martyre (1952), souvent projeté dans les anciennes salles paroissiales et pas toujours comptabilisé dans les relevés statistiques. La famille Fermanian. L’histoire du cinéma Pine de Sainte-Adèle nous apprend beaucoup sur l’industrie des salles de cinéma au Québec durant les années 1950 ; on y traite en filigrane de l’immigration – et de l’intégration des immigrants – au Québec, et aussi de l’histoire populaire de Montréal et des Laurentides.