La première fois que je lus en portugais l’immense roman de Paulo Lins (dont le titre évoque pour moi ironiquement saint Augustin), nous étions en 1998. Il était sorti un an plus tôt et une de mes étudiantes au doctorat me l’avait apporté en me priant de le lire, ce que j’avais accepté. Ce fut pire qu’un trauma. Pire, parce que cette fresque, loin de n’être qu’un voyage organisé par les favelas de Rio de Janeiro, constitue un miroir grossissant de la racaille humaine. Le mal radical peut à tout instant se manifester en nous et appeler l’hypocrisie, le mensonge, la trahison. Me replonger aujourd’hui dans l’histoire sans compassion des trois époques (les années 1960, 1970 et 1980, qui ont chacune leur langage et leur chapitre) de la célèbre Cité de Dieu m’a procuré le même sentiment de malaise et de respect face à l’œuvre de Paulo Lins. Heureusement, Fernando Meirelles, dans son beau film, a su ne pas s’enfoncer dans le sensationnalisme.
J’avais déjà entraperçu les incroyables précipices de misère du Brésil, le pays des plus grandes asymétries socio-économiques au monde. La Cité de Dieu, c’est l’enfer du trafic de drogue et d’armes, la prostitution, le machisme, le sexisme, le racisme, le carnaval de pacotille, le football, les religions, la musique populaire brésilienne et le rock and roll, la samba, la cachaça, l’exploitation, le mépris, les forêts et la plage. Une tragédie, une hécatombe. On vit là dans le risque permanent de la mort, le prestige de la médiocrité et la dignité de l’absurde. Policier ou bandit, c’est du pareil au même. L’un et l’autre, « égout », peuvent appeler leur mitraillette Vagin. L’indigence absolue égalise l’horreur. Mais en fait, dans ce Far West, tout est d’un remarquable pragmatisme. Dam, l’un des héros du livre, va droit à l’essentiel : « Je suis ici pour tuer ou mourir ». Pas d’espoir, ça c’est le luxe des bien nantis. La haine trouve ses modes d’expression dans les cartoons (Batman, Superman, Super-Dingo) et les séries B (Kojak, Bonanza, Buffulo Bill, Zorro, Perdus dans l’espace ) étatsuniens, alimentant les fantasmes de toute-puissance. Ici, on vend la chair humaine en brochettes. Barbarie ? Pire que celle de Guantanamo ou d’Abu Ghraib ? On demande à voir
Si ce roman flirte parfois avec l’essai de sociologie ou de criminologie (il a d’ailleurs été écrit dans le cours d’un projet de recherche intitulé « Crime et criminalité » dirigé par le grand anthropologue brésilien Alba Zaluar), il recèle, au travers du « reportage », une poésie inimitable : « La parole naît de la pensée, se détache des lèvres, acquiert une âme dans l’ouïe », écrit Lins, dans une envolée que ne renierait pas un psychanalyste. Aucune tendresse, aucune pitié. Mais parfois, des rêves fous de liberté. Paulo Lins sait que la poésie peut surgir de la merde et du croisement des imaginaires, ce qui se traduit par le fait que le personnage central de son livre n’est nul autre que la communauté même de la Cité. Épris de notre totalitarisme soft-loft, nous avons tout à apprendre de ces anges.