La bière était à la mode au Québec bien avant la pièce Broue ; de nos jours, la consommation du liquide blond est banalisée et fait chic, surtout si l’on s’adonne aux bières locales, artisanales. Et pourtant, la bière Dow avait la réputation d’être mortelle durant les années 1960. Légende urbaine ou scandale étouffé ?
En 2018, les coauteurs avaient publié conjointement La Brasserie Dow : l’ascension, commenté élogieusement dans Nuit blanche. Ce premier tome se concentrait sur le XIXe siècle, tandis que le second montre la grandeur et la décadence de ce brasseur montréalais. En fait, La Brasserie Dow. T. 2, La chutedonne un portrait assez représentatif d’une douzaine de compagnies québécoises de bière : la Boswell, la Frontenac, la Champlain et bien d’autres. En 1952, Dow est rachetée par une compagnie de l’Ontario, la Canadian Breweries, tout en conservant son nom, et rien ne semble pouvoir arrêter sa croissance. Comme on peut s’y attendre, le scandale de la bière Dow constitue le clou de ce livre et c’est une saga passionnante. En 1966, la brasserie Dow « contrôle près de 85 % du marché de la bière dans la région de Québec et à l’est de la capitale ». Une quarantaine de morts surviennent en quelques mois, et « tous ces patients ont fréquenté des tavernes dans le même secteur et ils ont tous consommé de la bière Dow ». On croit à l’époque qu’un additif chimique (le sulfate de cobalt) destiné à faire mousser la bière Dow – reconnue pour son « col mousseux » – aurait provoqué cette vague d’hospitalisations et de décès. Un article savant cosigné par trois médecins de Québec paraît l’année suivante dans le Canadian Medical Association Journal. Le diagnostic commun était systématiquement une « cardiomyopathie du buveur de bière », reconfirmé en 2011 par le cardiologue Yves Morin. Parmi les nombreuses illustrations, on peut revoir la une d’un quotidien montréalais qui titrait, en 1966 : « La brasserie Dow retire du marché sa bière de Québec ». Les répercutions sont désastreuses : « [L]a brasserie Dow déverse dans les égouts de Québec un demi-million de gallons de bière, soit la totalité des 390 000 caisses de bière qui se retrouvent dans ses entrepôts […] ». Des cas similaires avaient surgi aux États-Unis entre 1964 et 1967, causant quelques dizaines de morts subites, mais les compagnies américaines n’ont pas ébruité ces affaires embarrassantes.
Ce livre montrant la chute vertigineuse de la brasserie Dow fascinera les amateurs de bière, et même les personnes qui n’apprécient pas le houblon. Les deux tomes regorgent d’illustrations et de publicités anciennes autour du liquide blond. En filigrane, on peut observer les alliances avec le milieu du sport professionnel (les Canadiens de Montréal et les Nordiques), les stratégies de publicité, mais surtout de légitimation et de banalisation de toutes les formes d’alcool, à une époque où l’ivresse constituait un fléau dont on ne mesurait pas vraiment toutes les conséquences, tout en représentant pour beaucoup d’hommes le seul remède contre la timidité ou la déprime. Mon seul regret : on trouve seulement quelques pages sur le Planétarium Dow, inauguré le 1er avril 1966, juste avant l’effondrement de cet empire.