Rarement aura-t-on vu dans la littérature québécoise un tel monument ayant autant de souffle, un souffle qui ne s’épuise jamais, ligne après ligne après ligne, sur trois tomes entiers.
Trois tomes, car La bête intégrale,c’est la réunion de trois romans parus coup sur coup en 2015, 2016 et 2017, et c’est aussi leur consécration, après un concert d’éloges de la critique, par trois préfaciers contemporains aussi succincts qu’admiratifs : Kim Thúy, Manu Militari, Fred Pellerin.
Les angles sous lesquels on peut aborder cette œuvre sont innombrables et pointent tous vers un constat de réussite : la structure, la langue, le ton, le propos, la psychologie, l’émotion, tout est au rendez-vous, sous une forme achevée.
La structure.Trois romans divisés de façon traditionnelle en chapitres de longueur moyenne et dûment intitulés, c’est déjà une rareté de nos jours. Qu’ils se chiffrent au total à cinquante exactement, c’est peut-être un hasard, mais que chacun d’eux désigne tour à tour une réalité de l’expérience humaine en un seul mot (« La résilience », « La débrouillardise », « L’indépendance », et ainsi de suite jusqu’à « L’opportunisme » et « La célébrité »), et voilà que l’auteur, malgré sa prose émancipée et contemporaine, fait montre d’un souci d’unité toute classique.
La langue et le ton. Les amateurs de San-Antonio ne manqueront pas de reconnaître chez David Goudreault la réincarnation – ou du moins un avatar – du prolifique romancier du milieu du siècle dernier. (On se rappellera d’ailleurs que Frédéric Dard, avant de livrer au public les premières aventures du célèbre commissaire, avait aiguisé son crayon argotique sur les tribulations d’un délinquant dans la tétralogie Un tueur.) Un San-Antonio québécois ? Mais comment transposer l’argot ? L’auteur ne tombe pas dans le piège : il saura cultiver la vivacité et la truculence sans réduire la langue québécoise à un amas de borborygmes : le registre oral, authentique à souhait, est laissé aux dialogues, tandis que la narration jongle allégrement avec tous les niveaux de langue sans faire injure à celle-ci. Au contraire, tous les ressorts du style sont mis à profit : métaphores, comparaisons, jeux sur les mots et zeugmes fusent, pour le grand bonheur du lecteur. « Je me suis allumé une cigarette, j’ai avalé deux frites et j’ai savouré le rêve américain. Ça goûtait fort. » Le protagoniste lui-même, si malfrat soit-il, a des lettres : en cavale à sa sortie de prison, c’est dans une bibliothèque publique qu’il aime à se réfugier, et ses compagnons du bagne ne suivent pas toujours les subtilités de son vocabulaire, et pas seulement parce qu’une dent cassée le fait zézayer : « Non, ve fuis de la bande à Bizoune maintenant, v’ai préféance sur Moloffe !Sa face s’est métamorphosée en point d’interrogation. Tu as quoi ?J’ai soupiré, plein de condescendance. V’ai préféance, fa veut dire que ve paffe avant, tu devrais lire plus souvent ! »
Comme San-Antonio et les autres grands psychologues, philosophes et poètes qui n’en ont pas l’air (de Rabelais à Plume), Goudreault réussit non seulement à alterner, mais à enchevêtrer humour et sentiment, humour et grandes vérités. « Comme disent les Africains, ça prend tout un village pour négliger un enfant. »
Le propos, la psychologie, l’émotion… On n’est pas sûr de vouloir s’identifier à ce délinquant égotiste, sans scrupules et tortionnaire de chats dans les premiers chapitres du premier roman (La bête à sa mère). Mais rapidement transpire la part naïve de ce personnage à la recherche sincère de sa maman, et le lecteur averti se prend à se demander si l’auteur arrivera à maintenir tout au long de l’œuvre ce délicat et improbable équilibre entre le cœurtoughet le cœur tendre, entre l’ingénuité et le cynisme, sans tomber dans le cliché et tout en préservant la vraisemblance. Pari tenu, et rebelote au deuxième roman (La bête et sa cage), où le pensionnaire de pénitencier réussit à se convaincre qu’une des screws(même pas sexy) a un œil sur lui et sera prête à tout quitter avec lui, dans un monde fantasmé qui, si grotesque soit-il pour un esprit objectif, paraît tout à fait plausible dans la psychologie du personnage. « Elle ne me séduisait pas, au niveau génital, mais elle avait un petit quelque chose qui se frayait un chemin dans mon crâne. Et le crâne est une extension du cœur. » Quant au troisième roman (Abattre la bête), il signe la classique forme A-B-A en ramenant au cœur de la quête la figure de la mère, pour une finale aussi spectaculaire qu’inattendue.
Bref, une œuvre incontournable.