Les mentalités de la fin du XXe siècle doivent beaucoup aux recherches de Jung, dont la pensée n’a rien perdu de sa pertinence aujourd’hui, dans un monde qui balance toujours entre le culte de la rationalité et la fascination de l’élévation spirituelle.
On sait que Jung, après avoir travaillé quelques années avec Freud (1907-1910), a pris un chemin divergent que méprisait le précurseur de la psychanalyse. Freud, de vingt ans son aîné et pur produit du scientisme du XIXe siècle, nourrissait une méfiance maladive envers la subjectivité. Rapidement, Jung s’est pour sa part rendu compte qu’on ne pouvait pas accompagner l’expérience humaine – aider son prochain, le but commun aux deux hommes – sans tenir compte de la dimension irrationnelle de l’existence. Il ne s’agissait pas de se perdre dans la spéculation ésotérique, mais simplement d’observer la vie sans a priori, ce qui a amené Jung à ne lever le nez ni sur la religion ni sur les phénomènes métaphysiques. Il en résulte un approfondissement de la réflexion anthropologique qui nous dirige vers des notions telles que la recherche de sens. C’est ainsi qu’avec Jung, la psychothérapie « ne se limite plus au seul traitement des pathologies, mais vise dorénavant à un accroissement du développement psychique et spirituel de l’individu, et par là même à une élévation de la conscience de l’humanité ».
En ce sens, le psychologue disparu en 1961 « est véritablement le père du mouvement du développement personnel, qui prendra son essor aux États-Unis dans les années 1960 et donnera naissance à une multitude de nouveaux courants thérapeutiques, comme il est l’inspirateur de nombreuses quêtes spirituelles contemporaines, non plus fondées sur un dogme ou une pratique extérieure, mais sur une expérience intérieure ». Car, si Jung ne levait pas le nez sur la religion, il n’était pas pour un autant un simple croyant soumis aux diktats d’une institution. Au contraire, très tôt dans la vie, alors qu’il est entouré de pasteurs dans sa famille, il coupe les liens avec l’institution religieuse, qu’il trouve aliénante, comme Freud ou Nietzsche avant lui. Mais en observant comment fonctionne l’âme humaine chez ses patients et chez sa propre personne, il retrouvera le sens et l’intérêt premiers du sentiment religieux en tant que dimension de l’existence dont l’humain ne peut se passer, pour peu qu’il ne se laisse pas, justement, aliéner par elle. Il remarque par exemple que les croyants traversent plus facilement les épreuves de la vie que les non-croyants, ce qui est sinon un fait scientifique, du moins un constat incontournable. Il ira jusqu’à dire que les catholiques ont plus de résilience que les protestants, possiblement en raison de la place plus importante qu’occupent les rites dans l’Église romaine.
Jung ne se prononcera jamais sur l’existence de Dieu. Son rôle ne sera pas non plus de juger du discours théologique sur les rites et les sacrements. Mais il constate leurs effets bénéfiques sur les fidèles et, dans son esprit, ces faits sont suffisants pour qu’il les explore au lieu de les jeter par-dessus bord. Il ne s’intéresse pas à la foi mais à l’expérience intérieure, qui peut ou non passer par ce que le sujet appellera la foi. En fait, Jung invite chacun « à se défaire de toutes les représentations anthropomorphiques, limitées, culturelles, qu’on peut avoir de Dieu pour pouvoir s’ouvrir à une expérience de rencontre avec le divin indicible ».
Cette ouverture sur tous les mondes lui aura valu de se mettre à dos tant les psychiatres et les psychanalystes freudiens, qui « dénient toute scientificité à ses travaux », que les théologiens, qui l’accusent de « réduire Dieu à la psychologie ».
Frédéric Lenoir est connu pour ses nombreux livres où il cherche lui-même à restaurer auprès du grand public certaines notions de religion et de spiritualité après les avoir dépouillées des peaux sclérosées des temps passés. Après Le Christ philosophe (2007), Socrate, Jésus, Bouddha, trois maîtres de vie (2009) et plusieurs autres essais où il s’intéresse aux courants spirituels de l’Orient et de l’Occident, il s’est penché sur la vie et l’œuvre des deux penseurs modernes qui l’ont « le plus marqué » et lui « semblent avoir été le plus loin dans la compréhension de l’être humain et du sens de son existence ». Il s’agit de Spinoza (1632-1677), qui a fait l’objet du Miracle Spinoza en 2017, et maintenant de Jung. L’auteur est donc parfaitement outillé pour faire ressortir, dans cet ouvrage, non seulement les éléments biographiques nous permettant de bien connaître la vie du psychiatre suisse, mais aussi toute la profondeur de sa pensée. Il nous fait même le cadeau d’un mandala qu’il a conçu lui-même en appliquant l’approche du penseur pour synthétiser les notions jungiennes d’individuation, d’apprivoisement de l’ombre, d’intégration de l’animus et de l’anima, de synchronicité et d’archétype, notamment.