Dès le départ, Daniel Pennac abat ses cartes : son héros a rédigé, de son enfance à ses 89 ans, « le journal de [s]on seul corps ». Dans le but de compenser l’absence du corps dans les soucis et les conversations d’autrefois ? On pourrait le croire car, confesse le narrateur à sa fille : « […] le corps est une invention de votre génération ». Ce n’est pourtant pas si simple. En effet, prétend le journal, puisqu’on ignore toujours les « rapports que notre esprit entretient avec lui en tant que sac à surprises et pompe de déjections, le silence est aujourd’hui aussi épais qu’il l’était de mon temps ». Cela ne saurait être la conclusion souhaitée par Pennac : qu’un certain mystère colle toujours à la relation entre « le cavalier et sa monture », pour parler comme tel Ancien, c’est possible, mais comment parler de silence après Darwin et Freud ! Pennac n’est guère plus candide quand il avoue, toujours par personnage interposé, son désir de créer du neuf : « Je veux aussi écrire le journal de mon corps parce que tout le monde parle d’autre chose ».
Qu’un projet se désâme ainsi en gesticulations ne plaide pas en sa faveur. Pennac serait le premier à l’admettre : la meilleure preuve du mouvement étant le mouvement, il suffit au journal d’un corps d’exister pour acquérir la légitimité. À quoi bon ergoter ? Conclure ainsi serait sous-estimer Pennac. Peut-être l’objectif inavoué de ce journal centré sur le corps est-il, n’en déplaise aux apparences, au titre et aux gloses, de mettre en lumière non la solitude de la chair, mais l’intime collusion entre le corps et la personne. Quand, par exemple, le journal s’interrompt pendant l’occupation nazie, le narrateur constate que les corps supportent allègrement « la faim, la soif, l’inconfort, l’insomnie, l’épuisement, la peur, la solitude, le confinement, l’ennui, les blessures ». Pourquoi ? « Nous, c’était l’esprit qui était mobilisé. Quelque nom qu’on lui donnât, l’esprit de révolte, le patriotisme, la haine de l’occupant, le désir de vengeance, le goût de la bagarre, l’idéal politique, la fraternité, la perspective de la libération, quoi que ce fût, cela nous gardait en bonne santé. » Durkheim ne disait pas autre chose : peu de suicides en temps de guerre. Parce que le corps n’est jamais seul.
Ce qui achève d’accréditer l’hypothèse d’une contre-lecture de ce journal, ce sont les aveux récurrents de l’auteur : « Ce que j’ai noté hier n’a pas sa place dans ce journal. Ça fait du bien ! » En effet, le corps a beau se remémorer, avec la meilleure verve de Pennac, les émerveillements de l’amour physique et les cruautés du mal-être, il n’est jamais plus éloquent que dans son éloge de l’unité humaine. Évoquer le silence, c’était donc une (mauvaise) blague. Le projet ne serait donc pas celui qui nous est présenté, mais son contraire. Si cette hypothèse ne s’avérait pas, les secrets du corps, même stylisés par un Pennac, sombreraient dans la banalité.