Les carnets personnels que rédigea pendant vingt ans le peintre-graveur québécois Rodolphe Duguay (1891-1973) ne contiennent pas de réflexions transcendantes, ni de visions artistiques novatrices, ni de révélations fracassantes qui pourraient les faire émerger de la masse imposante des publications de la presse diariste. Le Journal du peintre est avant tout une mémoire de faits quotidiens, en particulier ceux de son existence parisienne, où l’on retrouve tout : impressions de séjour et de voyage, joies et difficultés de l’apprentissage pictural, moments de solitude physique et morale, fluctuations de la température et des états de santé, achats divers (avec l’indication des prix payés), assistance à des concerts, pièces de théâtre et films, fréquentation de musées et de galeries, visites faites et reçues, correspondance… Comme le dit Laurier Lacroix dans son « Avant-propos », « ce qui frappe à la lecture de cet écrit-fleuve, de cette chronique, de ce torrent d’impressions, de redites et de faits entremêlés, c’est la franchise de Rodolphe Duguay, le manque de pudeur et d’estime de soi, la naïveté de son auteur ». Le même parle aussi avec raison de son « humilité » et de son « humanité ».
À qui aurait l’imprudence de ne pas situer ce journal dans le contexte socioculturel traditionaliste québécois des années 1910-1920, à forte prégnance sentimentalo-religieuse, il serait facile d’y voir au surplus des traces récurrentes d’infantilisme affectif, d’aliénation spirituelle et d’abandon religieux jouxtant la démission intellectuelle… À partir de 1924, surtout, la découverte de Thérèse de Lisieux intensifie une tendance déjà marquée à une dévotion quotidienne faite de messes, de confessions, de communions, de vêpres, de neuvaines, de pèlerinages, de « triduum », de visites jubilaires, de vénération de reliques, et tout spécialement d’oraisons jaculatoires : les « chère Petite Thérèse chérie » et « douce Petite fiancée » le disputent avec succès aux « doux petit frère Jésus », « tendre Agneau d’Amour » et autres « Tendre petite maman Marie ». Rodolphe Duguay dénonce du même souffle les « sales nudités » du Salon des artistes français du Grand Palais de Paris, les « nus impurs » des églises de Florence, les « cochonneries » de la galerie Umberto à Rome, le « cochon » de Rodin, les « vaches » Italiennes « à demi-habillées », les modèles « p… t… », les « infernales plages » romaines avec ses « sales baigneurs »…
Le tout nous est offert dans une édition généreusement et patiemment annotée par Jean-Guy Dagenais, qui ne pouvait par ailleurs donner à la plume de Rodolphe Duguay le lustre et la correction qu’elle n’a pas.