Il faut une forte dose de susceptibilité et moins qu’une pincée d’humour pour s’insurger contre les piques de Mordecai Richler à l’adresse des ceintures fléchées et pour voir en lui l’ennemi public numéro un des Québécois francophones. Bien sûr, René Lévesque fut l’une des cibles de Richler, mais cet iconoclaste juif martyrisait avec la même verve sa propre communauté, au point d’associer Juif et marché noir, Bible et calcul, bar mitsva et tape-à-l’œil.
Une citation, longuette et typique, fait voir que Richler peut en indisposer plusieurs par un seul propos. Quand le premier ministre René Lévesque, au volant de sa voiture, tua un errant étendu sur la chaussée, la presse anglophone se délecta. Richler participa à la curée, mais en distribuant les taloches à la volée : « L’intrépide police de Montréal, qui avait gaiement fracassé les crânes des séparatistes à coups de matraque à l’époque où ces derniers manifestaient encore dans les rues, s’était rapidement adaptée au nouveau pouvoir en place. Vite arrivés sur les lieux, les agents évaluèrent la situation et comprirent quel était leur devoir. Ils prirent délicatement en charge le premier ministre éploré et sa maîtresse, et les conduisirent loin des journalistes, ces emmerdeurs ; puis ils procédèrent à l’arrestation du cadavre incriminé et l’emmenèrent à l’hôpital pour lui faire subir un test sanguin et déterminer s’il était ivre ».
Combien sont-ils à pouvoir se plaindre : Lévesque, la police, les journalistes…? Les pages de ce type abondent dans le superbe Joshua, réédité 35 ans après son lancement : le livre prouve que Richler mérite une place de choix parmi les plus mordants iconoclastes du répertoire littéraire québécois. Ses démolitions ne connaissent ni tabou ni mesure. Dans sa main, l’humour devient un efficace et tripatif (cf. Languirand) instrument contondant.
Par exemple, ce portrait de King : « Sous des dehors ternes et ennuyeux, William Lyon Mackenzie King, le premier ministre de leur enfance, qui gouverna le Canada pendant vingt et un ans, était en fait le plus vil des hommes. Mesquin, fourbe, légèrement dément et infiniment hypocrite ». Autre exemple, ce coup de griffe à un chic restaurant montréalais : « Puis, en 1867, Izzy l’avait surpris en l’invitant à manger chez Ruby Foo’s, où on servait des mets chinois écœurants à la sauce judéo-libérale, son idée du paradis ». Même une ville peut s’attirer les sarcasmes de Richler. Ainsi, quand on prétendit expliquer par des motifs de sécurité le choix d’Ottawa comme capitale, Richler se mit en orbite : « […] en effet, n’importe quelle expédition américaine aurait tôt fait de se perdre en tentant de s’y rendre. Un journaliste américain proposa malgré tout une formule pour la trouver : ‘À partir du pôle Nord, mettez le cap sur le lac Ontario ; là où les glaciers s’arrêtent et où la végétation débute, c’est Ottawa !’ »
Richler s’attaquera avec équanimité à la Bible, aux astuces commerciales et… à Richler.
Reuben, le père de Joshua, explique le Livre de Job à son fils avec désinvolture : « Dieu, malgré tous ses défauts (‘Tu ne feras pas ci’ et ‘Tu ne feras pas ça’), aimait les paris. C’était un joueur-né ». Quand Dieu gagne contre le diable à propos de Job, Reuben tient à ce que Joshua comprenne la morale de l’histoire : « Mais si tu gardes ta foi et tes actions de GM, ou d’autres actions de premier ordre, ben merde, regarde ce qu’elles valent aujourd’hui. Compris ? »
On ne peut réduire Richler à un déferlement de persiflage. Son œuvre abonde en données factuelles. Le sport lui livre ses secrets : Richler sait que Joe Louis a battu Max Schmeling au grand désappointement de Hitler. Il sait dans quelle catégorie boxe Dave Castilloux… Le monde des affaires en fait autant. Joshua dévoile même la magouille qui a enrichi certains producteurs de films au moins jusqu’aux années 1990 : « – Il y a un détail qui me chicote, Benny. Tu as dit que j’étais le seul écrivain capable de sauver ce projet… / – Suis-je franc ? Je suis franc, fit l’autre. / – … mais ça ne serait pas parce que tu risques de perdre les crédits fiscaux sans un Canadien ? »
Richler écrit cela en 1980, presque une vingtaine d’années avant que soit révélée la tricherie qui a permis à Cinar de s’enrichir en truffant ses génériques de noms canadiens ! L’humoriste s’amusait, mais il avait des oreilles partout.
Richler s’en prend à Richler ? Probablement. Joshua naît en même temps que Richler (1931) et il semble que plusieurs des comportements inélégants d’un Joshua fictif soient aussi ceux de Richler. Plume acerbe, mais qui n’épargne personne, pas même Richler. À déguster.
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