Malgré ses milliers de lecteurs, Salman Rushdie est surtout connu pour la sentence de mort que lui a servie un pontife de Téhéran. Même si la fatwa a graduellement perdu son vitriol, elle aura empoisonné la vie de Rushdie pendant des années. Il prend ici plaisir à raconter ce drame.
Habilement, Rushdie se raconte à la troisième personne ; il cherche là une apparence de neutralité. Ce n’est pas lui, du moins pas tout à fait lui, qui pardonne à Rushdie ses erreurs d’appréciation, qui exacerbe les litiges, qui tente d’harmoniser les droits sacrés de la liberté littéraire et les pusillanimités de la Special Branch ! Cette (fausse) distanciation est d’autant plus efficace que la liberté que réclame Rushdie mérite tous les cultes : qui, sauf le fanatique, poignarderait un romancier pour lèse-credo ?
Déterminé à dramatiser une condamnation pleinement injustifiée, Rushdie multiplie les preuves de la bêtise politique, de la frilosité policière et du calcul corporatif. Les compagnies aériennes, y compris British Airways, lui refusent leur accès ; de nombreuses frontières, et même celles de l’Inde, son pays d’origine, lui sont fermées ; les éditeurs boudent ses œuvres ; la police occupe sa maison et l’affuble d’un pseudonyme… Seules quelques amitiés fidèles et courageuses résistent à l’affolement.
Malgré l’art de Rushdie et les gestes honteux ou ridicules de ceux qui se prémunissent contre sa présence, l’ermite malgré lui n’attire pas toujours la sympathie. Ses réactions sont souvent erratiques, inadaptées, intempestives. Il s’aventure dans des négociations en forme de traquenards et y gaspille sa crédibilité. « Il était tombé, écrit sa commode troisième personne, dans le piège de son désir d’être aimé et n’avait réussi qu’à s’affaiblir et à passer pour un idiot, à présent il en payait le prix. » Il déroutera ainsi plusieurs de ceux qui défendaient ses vues. Fort d’une cause admirable et de l’appui des PEN clubs, il décrira quand même ses adversaires en termes injurieux : « Le plus direct et le plus dangereux était une sorte de nain de jardin à la barbe grise répondant au nom de Kalim Siddiqui ». Sans raison valable, il jette en pâture à la curiosité publique telle bourde de son jeune fils. Le même manque de discrétion l’amène à des inélégances comme celle-ci : « Une autre chose se produisit à Paris. Caroline Lang, la fille belle et brillante de Jack Lang, vint un après-midi lui tenir compagnie à l’hôtel de l’Abbaye, et à cause de sa beauté, du vin, de ses problèmes avec Elizabeth, ils couchèrent ensemble, aussitôt après ils décidèrent de ne plus recommencer mais de rester amis. Après quelques heures passées en sa compagnie il devait intervenir à la télévision dans l’émission ‘Bouillon de culture’ de Bernard Pivot, et il eut l’impression que le remords provoqué par son infidélité l’amena à donner une piètre image de lui-même ».
Le romancier ne méritait certes pas une condamnation à mort, mais sa défense ne justifiait pas non plus ce cabotinage. Comme quoi un fabuleux conteur peut cacher un piètre plaideur.