Depuis Le sanglot de l’homme blanc (1983) jusqu’à son récent Je souffre donc je suis (2024), en passant par La tentation de l’innocence (1995), La tyrannie de la pénitence (2006) et Un coupable presque parfait (2020), l’écrivain et philosophe Pascal Bruckner n’a de cesse de dénoncer les dérives de la conscience contemporaine. L’auteur reconnaît les malheurs vécus par les uns et les autres, et fait preuve d’empathie envers eux tous. Toutefois, lorsque les malheurs passés se transforment en discours victimaire, qu’entre les victimes se développe une concurrence et qu’on refuse de quitter ce statut qui procure des avantages symboliques, sinon matériels, sa plume devient vitriolique.
Dès le départ, l’auteur met la table en revenant sur le projet d’octroyer la Légion d’honneur aux victimes du Bataclan après l’attentat du 13 novembre 2015 à Paris. Ne confondait-on pas alors le statut de victime avec celui de héros ? Le projet fut abandonné.
La course à la victimisation conduit à la remise en question du statut spécial accordé aux Juifs depuis l’Holocauste, quitte à faire dire n’importe quoi au concept de génocide. Houria Bouteldja, fondatrice du mouvement Indigènes de la République, affirmera à propos de la Shoah que le sujet colonial en a subi des dizaines. La particularité de l’Holocauste a conduit le psychologue israélien Zvi Rex à écrire que « le monde ne pardonnera jamais Auschwitz aux Juifs ». On envierait leur statut inégalable de victime.
Bruckner critique l’usage des déterminismes sociaux qui confinent des individus dans des catégories de victimes dont il serait impossible de s’extraire : Noirs, femmes, personnes homosexuelles, etc. L’auteur demeure stupéfait quand des « dominés » continuent à enguirlander la discrimination malgré leur succès. Ils ne peuvent se départir de l’idéologie victimaire malgré les faits démontrant le contraire. Ainsi, la chanteuse Yseult, qui a gagné une Victoire de la musique, s’est plainte que la société ne permette pas de prendre l’ascenseur social « à nous les Noirs en surpoids ».
L’essayiste déplore que le mouvement #MeToo ne distingue pas la gravité des actes et procède par « présomption de culpabilité ». L’auteur de Lunes de fiel en veut à la disqualification automatique du discours des hommes. Ces propos ne l’empêchent pas de se porter à la défense des femmes victimes de harcèlement et de critiquer l’inefficacité du système judiciaire qui « viole » la victime pour une deuxième fois.
Il n’est pas étonnant que Bruckner décoche quelques flèches à l’endroit des récits biographiques traumatisants. On est bien d’accord avec lui quand il écrit que « s’il suffisait de souffrir pour avoir du talent, cela se saurait ! » Mais Annie Ernaux en a, elle, du talent, et pourtant Bruckner lui reproche que, même nobélisée, elle se dise une victime qui « veut venger sa race et son sexe ». Remarquons que Bruckner passe sous silence le livre qu’il a écrit sur son père, Un bon fils (2014), dans lequel il fustige son paternel violent, batteur de femmes, antisémite.
Ce qu’il faut retenir de son livre riche et fouillé est que « ce n’est pas de la condition de victimes qu’il faut sortir, mais de la victimisation comme mentalité ». Il reconnaît qu’il y a deux philosophies du malheur que peuvent adopter les personnes subissant un préjudice : l’une selon laquelle ces dernières se complaisent dans l’accablement et l’autre qui les amène plutôt à se construire un meilleur avenir. C’est ce que lui-même a fait, et Annie Ernaux aussi.
Bruckner en appelle à sortir du poids défaitiste du passé. Le pardon vaut mieux que les sempiternelles mises en accusation. Même si l’on n’est pas d’accord avec tous ses propos, on doit lui accorder qu’il sait saisir l’esprit de son temps et a le sens de la formule qui fait mouche.