De Sagan, il reste un parfum, des souvenirs intimes, quelques titres. Et le besoin pressant d’écrire venu de ce temps lointain où, au cœur du Sahara algérien, est née une passion entre une très jeune fille et son professeur de littérature.
Le destin étiolera cette impossible passion de poussière et d’étoiles dans un long fleuve de tristesse. L’histoire s’amorce dans l’après-toi. Une lettre vient rompre un silence vieux de trente ans, et voilà la mémoire partie sillonner le passé. L’épigraphe d’Annie Ernaux indique bien le chemin que l’on suivra : « T’écrire, ce n’est rien d’autre que de faire le tour de ton absence ».Le souffle du sirocco qui soulève le sable des dunes berce le ballet affectif de la jeune fille et du professeur. La rencontre amoureuse dérobée aux regards met à risque l’honneur et la vie de l’adolescente. Mais à quinze ans, connaît-on vraiment le danger ? En évoquant Lolita, elle ne voit rien de troublant dans cette union secrète puisque, dans son pays, à douze ans, on se marie bien avec un homme de soixante ans. Et puis, il y a l’oncle qui lui vole son corps et son innocence depuis l’âge de neuf ans, précisément cet âge qui voit naître son désir de mourir, ou de s’enfuir. Celui aussi des djinns qui commencent à coloniser son esprit. Les tentatives de suicide seront traitées non pas en psychiatrie, mais plutôt en consultant guérisseurs, marabouts et autres sorciers.Impitoyable, la mère détourne le regard et refuse de croire sa fille ; elle n’affiche que mépris. « Tu as quoi entre les jambes, sale prétentieuse. » Mariée à douze ans, illettrée, cette mère belle et sensuelle avait réussi l’exploit de garder son mari fidèle jusqu’aux portes de la quarantaine. En quête d’une épouse pour son fils aîné, elle fréquente les hammams, lieux où l’on palpe sans vergogne les seins des vierges, leur hanche et leur ventre pour les offrir aux mâles en rut qui doivent prendre femme. C’est alors que la jeune fille aperçoit son père qui observe avec convoitise les photos des futures épousées aux courbes généreuses afin d’en choisir une pour ses propres fins.Laminée par les soumissions sexuelles et domestiques, la mère subira l’humiliation suprême, supplantée par la seconde épouse à peine adolescente, qu’on a leurrée en lui montrant le portrait du fils aîné plutôt que celui du vieux père. Ironie cinglante, la fiancée dupée se consolera par des étreintes à la sauvette avec celui qu’on lui avait promis. Dans cet univers fait « de tricheries, de mensonges et d’artifices », les femmes ne sont qu’hymen à protéger, corps à marier, esprit à domestiquer, volonté à casser.La fabrication méthodique des monstres domestiques féminins et son rouleau compresseur sont sur le point d’attraper la jeune fille, mais son âme lucide et révoltée l’en sauvera. À la fin de ses courtes amours du désert, elle accouche d’un enfant qui lui est aussitôt retiré et, maintenant rendue aux portes d’un mariage organisé, elle s’interroge : « Vais-je devenir un trou comme elles [sa mère et la deuxième épouse du père] pour les entrées du mâle et les sorties de la progéniture ? » Elle apposera un refus d’abord flou, s’exilera à Paris et vivra ce mariage dépourvu d’amour mais de bonne entente qui lui procurera un léger vent de liberté. Ses dunes enfin ne tanguent plus. L’énigme de son histoire élucidée et le calme intérieur revenu la ramèneront vers la mère bafouée dont elle reconnaîtra la souffrance et les vains efforts de survie.J’ai oublié d’être Sagan nous offre une prose poétique qui n’élève jamais le ton, mais ratisse sans pitié ce passé irrecevable. D’une cruauté indicible, il laisse sourdre une colère envers la famille et la société traditionnelles qui saccagent la vie des femmes. De ce milieu, tout nous est odieux. Rien n’est beau ni joyeux. Le verbe gifle. Bref, sévère, puissant.Celle qui nous raconte avec une écriture au scalpel la fabrique des « femmes hécatombes » est née en Algérie. Journaliste et écrivaine, Nassira Belloula vit à Montréal et a signé de nombreux textes, romans, essais et poésies.