Tenter de débusquer la rectitude politique chez Camille Paglia serait comme chercher l’athéisme chez Paul Claudel. L’oiseau rare, essayiste et polémiste, se qualifie elle-même de véhémente, corrosive, outrageante même. Dès le plus jeune âge, Paglia transgresse les comportements assignés à son sexe et affiche une attitude disruptive, gorgée d’autodérision. Athée convaincue, elle respecte au plus haut point les religions qui, plaide-t-elle, ont forgé notre civilisation. Son caractère, qu’elle estime de type intimidateur méditerranéen (à juste titre), transpire dans chacune des pages de cette introduction à Personas sexuelles. Initialement thèse de doctorat, l’essai publié en 1990 analyse l’art occidental avec le souci d’en préserver la magie et le mystère. L’étude oppose Apollon et Dionysos, masculin et féminin, et identifie pas moins de 23 personnalités sexuelles, de l’esthète décadent à l’amazone, de Mercurius à Teiresias.
L’Introduction à Personas sexuelles, qui rassemble les textes liminaires de l’essai, permet de survoler le parcours de l’intellectuelle italo-américaine, sa conception de la culture occidentale et les conflits entre les sexes qui la fondent. Controversée, conspuée même, la Calamity Jane du féminisme l’est, et c’est peu dire. Sous son œil-couperet, le milieu universitaire de nos voisins du Sud, affligé de « la maladie du ténu », transforme le grand ensemble des connaissances en viande hachée,et baigne dans un monde vulgaire et ignare. Selon l’écrivaine, les figures du nouveau féminisme surpolitisé, celles d’Andrea Dworkin, de Catherine MacKinnon ou de Kate Millett, roulent sur l’art comme un tank soviétique, cependant que Le deuxième sexe demeure à ses yeux l’œuvre suprême de la modernité du mouvement des femmes.
Ses vantardises sont légion. Quand elle déclare que Sexual Personae. Art and Decadence from Nefertiti to Emily Dickinson (718 pages)pourrait bien être le livre le plus long jamais écrit par une femme, plus que Middlemarch de George Eliot, l’érudite omet sciemment la Japonaise Murasaki Shikibu et ses 1 000 pages de texte. On pourrait même penser à l’Anglaise Barbara Cartland et à ses 724 romans. Déroutante par des références aux chartes astrologiques ou au marécage chthonien de la féminité, cet enfer dans lequel nageraient les femmes embourbées dans leur hormonale « obscurité marine », elle se réclame de la synchronicité jungienne de l’univers, et d’une intelligence en harmonie avec l’intuition et la superstition.
Des idées comme des éclairs ou des fulgurances surgissent dans le texte de Paglia. Parmi les constructions théoriques qu’elle échafaude, certaines étonnent, dérivent et partent se perdre dans des méandres qui forcent la réflexion. Ses concepts et ses thèses même les plus discutables aiguisent l’esprit critique. Qui s’intéresse à l’organisation sexuée de notre monde, qui éprouve le besoin de confronter ses pensées à forte opposition et de fouiller dans les arcanes sexuels des mythes fondateurs de l’humanité trouvera chez Camille Paglia une riche matière psychanalytique. L’opuscule paru aux PUL nous offre un aperçu de son brio et de sa démesure.