C’est avant tout par un traitement inédit du sujet de l’insurrection appréhendée lors de la crise d’Octobre de 1970 que l’ex-ministre Jean-François Lisée brille par son originalité. En effet, quelques ouvrages ont déjà été consacrés aux lois martiales du Canada, notamment l’opuscule de l’historien Jean Provencher et nombre d’autres livres comprenant plusieurs chapitres abordant l’événement.
L’intérêt de l’ouvrage de Jean-François Lisée repose sur le fait qu’il y consacre une monographie entière. Cependant, l’auteur ne cherche pas à faire l’inventaire des recours aux lois sur les mesures de guerre du Canada ni des travaux préparatoires à la signature des lois, etc. Il ne verse pas davantage dans la polémique, sinon très peu, en dissertant sur la nécessité du recours à la loi sur les mesures de guerre comme le fait le récent rapport de l’IRAI (Institut de recherche sur l’autodétermination des peuples et les indépendances nationales), Démesures de guerre : abus, impostures et victimes d’Octobre 1970, publié sous la direction d’Anthony Beauséjour ; sûrement l’ouvrage le plus critique sur le cadre légal de la loi adoptant comme point de vue le caractère anticonstitutionnel de la loi. Non, Jean-François Lisée opte ici pour une approche qui documente le discours des personnalités politiques, basée sur des témoignages, mémoires et biographies qu’ils ont publiés depuis 50 ans. Parmi ces personnages, il faut évidemment nommer Pierre Elliott Trudeau, mais aussi le moins connu Richard Gwyn, et inévitablement Robert Bourassa, dont l’auteur est l’un des spécialistes au Québec. Lisée retient les commentaires de Claude Morin, relate aussi les propos inédits de Denis Vaugeois et cite abondamment Louis Fournier, spécialiste de l’histoire du Front de libération du Québec. Il décrit la perception des hommes politiques et hauts fonctionnaires à l’égard de l’insurrection, dénonçant les incohérences, les changements d’opinions sur le sujet, etc. Ce faisant, il est clair que le fil conducteur du livre est avant tout la description des actions des décideurs politiques pendant la crise d’Octobre et que, en ce sens, Lisée évacue presque totalement la vision des felquistes. Cela nous semble un choix opportun si l’on estime que cette approche comble un manque dans les ouvrages antérieurs qui faisaient se chevaucher de manière souvent incomplète, bien que chronologique, les décisions des hommes politiques et les actions des felquistes.
Bien que le sujet soit adéquatement cadré et originalement traité, on déplore de nouveau le fait que Lisée ne cite pas ses sources dans le corps de l’ouvrage. Certes, on pouvait comprendre que dans le cas de Dans l’œil de l’aigle. Washington face au Québec (Boréal, 1990), en raison de la sensibilité de certains sujets abordés, il ait préféré mettre pêle-mêle le nom de ses informateurs en fin de volume, mais le fait de procéder ainsi dans son plus récent essai laisse le lecteur rigoureux sur sa faim. Car l’auteur présente son ouvrage comme un « roman du pouvoir », si bien qu’avançant dans la lecture sans être guidé par un appareillage de notes bien ficelé, le lecteur se demande parfois s’il s’agit de faits réels ou de faits romancés pour combler les lacunes factuelles. L’auteur aurait pu, à juste titre, expliquer de manière un peu plus approfondie que la gestion de la crise d’Octobre a impliqué des fonctionnaires du ministère des Affaires intergouvernementales : il est connu que les hauts fonctionnaires de ce ministère ont toujours prétendu que la crise d’Octobre relevait avant tout du premier ministre et du Conseil exécutif, et que les Affaires intergouvernementales n’y étaient pas liées. Une recherche dans les archives de première main aurait pu combler les lacunes du livre, qui exploitent presque uniquement des ouvrages et éléments de la presse.
Lisée livre ici le quatrième titre de sa maison d’édition, La boîte à Lisée, en coédition avec Carte blanche, sans doute une autre façon de montrer qu’il est indépendant de toute chapelle éditoriale.