« L’explosion est la meilleure métaphore que je puisse donner en ce qui concerne ma façon d’écrire », confiait le nouvelliste israélien à Gaëtan Brulotte à l’occasion d’un entretien qu’il lui accordait pour la revue XYZ en 2018.
L’auteur d’Un homme sans tête, Crise d’asthme et Au pays des mensonges vient de faire paraître un nouveau recueil qui confirme, si besoin était, le côté explosif de son écriture, autant pour les thèmes abordés que pour la façon dont il les traite.
Etgar Keret aime jouer sur la fragilité des frontières, comme l’illustre la nouvelle d’ouverture, « L’avant-dernière fois qu’on m’a tiré d’un canon », qui se déploie sur plusieurs registres : réaliste, fantastique et surréaliste. La nouvelle s’ouvre au moment où le narrateur est largué par sa femme. Chargé du nettoyage des cages à lions pour un cirque roumain, celui-ci se voit offrir de remplacer l’homme-canon, retrouvé complètement saoul dans sa roulotte, et ne pouvant ainsi plus faire office de projectile. Sa vie venant soudainement de s’effondrer, le narrateur accepte de s’élancer dans le vide. L’intérêt de la nouvelle repose, outre la chute, sur l’allégorie mise en scène par Keret pour représenter la condition de vie de son personnage, son passage à vide, son largage. La plupart du temps, les personnages de Keret s’apparentent davantage à des antihéros qui évoluent dans un contexte où la glorification de la patrie est inattaquable, ce qui a valu à l’auteur une réputation d’enfant terrible de la fiction juive. Ce qu’illustre avec ironie une nouvelle dans le présent recueil qui prend la forme d’un échange de courriels intercalé entre plusieurs textes. Un homme écrit au directeur d’un planétarium voué à mieux faire connaître l’astronomie aux groupes scolaires et autres visiteurs afin de s’enquérir s’il peut, comme indiqué sur le site Internet, y amener le lendemain sa mère, qui ne se déplace qu’en fauteuil roulant. Le jour qui suit s’avère toutefois être le jour de la Shoah, et la salle qu’il souhaite lui faire découvrir, ici nommée « Escape room » (Incident au fond de la galaxie), sera fermée pour les célébrations. S’ensuit un échange de courriels d’une politesse et d’une absurdité telles qu’on comprend que Keret ne se soit pas fait que des amis en Israël. Le caractère schizophrénique d’une société repliée sur elle-même y est dépeint avec une ironie mordante. Les chroniques de l’auteur, regroupées sous le titre de Sept années de bonheur, étaient des plus éclairantes à ce propos.
Keret ne fait pas que manier l’ironie avec brio comme le démontrent les 22 nouvelles du recueil. Certains textes nous chamboulent complètement sans jamais nous faire la leçon. La deuxième nouvelle du recueil en est un bel exemple. Un père se rend au parc avec son fils lorsqu’il aperçoit, perché sur le toit d’une maison de quatre étages, un homme qui se tient debout sur la balustrade. L’enfant croit qu’il va sauter, comme un héros de bande dessinée, et s’envoler au-dessus de leurs têtes. Il s’arrête et retient son père dans l’attente de cet envol inespéré. Le père fait évidemment une tout autre lecture et, déployant maints efforts pour éviter à son fils un traumatisme, il cherche à sauver la vie de l’homme niché sur le toit. C’est dans de telles situations que Keret excelle à nous tenir en haleine, tout en parvenant à nous surprendre au-delà même de la chute, pourrait-on dire. Sa force repose à la fois sur la voix qu’il réussit à insuffler à ses personnages et sur les situations parfois abracadabrantes dans lesquelles il les plonge, avant d’offrir le même plongeon à ses lecteurs. Un auteur à découvrir, si ce n’est déjà fait.