Il est venu un nouveau genre littéraire, propre au XXIe siècle : le livre avec mode d’emploi. L’auteur fournit des instructions pour que soit maximisée l’expérience du lecteur qui voudra bien les suivre. Sans obligation, toutefois.
« J’ai quitté mon île », « La danse du smatte », « Ils s’aiment » : Daniel Lavoie est un immortel de la chanson québécoise. Dans son nouveau recueil sous-titré Fables, il propose un nouveau cycle – audacieux et inattendu – de poèmes à déclamer ou à slamer en s’appuyant sur une mélodie déjà existante et composée par un autre artiste. Dans le cas présent, l’acte créatif aura été d’adjoindre un air familier à un texte poétique pouvant en épouser les contours mélodiques. Le procédé n’est pas tout à fait nouveau : dans Les textes poétiques du Canada-français 1606-1867 collectés par Yolande Grisé et Jeanne d’Arc Lortie (12 tomes, Fides), on trouvait une multitude de textes patriotiques ou satiriques d’avant la Confédération, pour lesquels des pamphlétaires du XIXe siècle ou des anonymes ajoutaient parfois, en exergue, la suggestion d’un air connu de tous qui pouvait servir de base mélodique aux vers. Mais il n’était pas question de slam.
Indéniablement, Daniel Lavoie est un homme d’une grande culture qui connaît bien la musique actuelle. En soi, chacune des pièces musicales constitue déjà un apport significatif et peut occasionner des découvertes discographiques ; je dois admettre que je ne connaissais pas la moitié des œuvres suggérées par Daniel Lavoie. Les exemples de chansons ou de mélodies fournies comme supports possibles de ses 58 slams sembleront aussi variés qu’inattendus : « Les coulisses », de Lars Danielsson, l’air paisible et envoûtant du « Cygne », tiré du Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns, ou encore un air de jazz afro-américain (« Minnie The Moocher », de Duke Ellington). Chaque encadré fournissant les instructions de lecture et d’écoute combinées s’apparenterait presque à une recette : « À improviser en blues sur Silk and Satin de Count Basie. Les deux premières lignes en half-time et les deux dernières à fond, pour rattraper l’orchestre. Un quatrain de 12 mesures ».
Après deux recueils de poèmes (Finutilité, suivi de Particulités) également axés sur les sonorités, l’auteur-compositeur-interprète nous offre une belle illustration de ce que peut être l’art transdisciplinaire : il appose à une mélodie déjà existante de nouvelles paroles, non pas pour en faire une autre chanson ou une traduction, ni même une adaptation ; bien au contraire, il réinvente l’œuvre en l’amenant ailleurs, pour créer une forme hybride qui sera scandée au lieu d’être chantée. C’est ce qui fait l’originalité de ce livre, qui pourrait servir de méthode de création aux auteurs-compositeurs de demain. Le lecteur se situe continuellement entre le poème et les paroles de chansons. On rêverait d’un supplément sonore sur CD, mais la question des droits d’auteur, des autorisations et des redevances aurait rendu ce projet irréalisable ; du reste, on retrouvera aisément sur Internet les pièces proposées. Le titre (trop bref, trop vague, peu informatif) du livre peut laisser perplexe : l’éditeur aurait dû suggérer un intitulé qui rend compte de ce procédé innovateur, quelque chose comme « Des slams qui réinventent des chansons » ou « Paroles transdisciplinaires », ou encore « Méthodes pour inventer des slams à partir d’un air connu », pour bien montrer le caractère innovant et urbain de cette concrétisation d’un projet d’une grande originalité. Il ne manque qu’une table des matières à ce livre. Nonobstant l’exploration sonore (complémentaire et facultative) à laquelle l’auteur nous invite, Humanismes offre des moments intenses de poésie lyrique, comme un grand livre, du genre de ceux qui obtiennent des prix.