À l’occasion du centenaire de la naissance de Hanns Eisler (1898-1962), la Maison des sciences de l’homme vient de publier, dans une édition très soignée, une série d’essais particulièrement passionnants du célèbre compositeur, brillant élève d’Arnold Schönberg. La carrière fulgurante de Hanns Eisler dans le milieu culturel berlinois des années 20 et 30, précédée de longues années d’apprentissage à Vienne, marque également le début d’une collaboration de trente ans avec Bertolt Brecht. Marxiste convaincu, il dut quitter les États-Unis en 1948 pour s’installer, après un bref retour à Vienne, à Berlin-Est où, croyait-il à tort, la mise en pratique de ses théories musicales serait enfin rendue possible par le régime socialiste.
Hanns Eisler s’était détaché très tôt de son maître dont il dira dans l’essai « Arnold Schönberg, le réactionnaire musical » qu’il est « un vrai conservateur : [qu’] il s’est même créé une révolution pour pouvoir être réactionnaire » ; il se rattache en effet à l’idée de « l’Art pour l’Art » et à la tradition malgré sa révolution du matériau musical (atonalité, dodécaphonie). Comme le souligne clairement Albrecht Betz dans son introduction, Hanns Eisler ripostera, sa vie durant, « à l’élitisme d’un art ésotérique de la solitude » en proposant une musique argumentative qui interprète le texte tout en s’y opposant. Mais, surtout, il bataille contre toute forme d’illustration par la musique : selon le musicien, avec la naissance de la radio, du film parlant, les compositions modernes doivent être complémentaires, et non pas parallèles au texte ou à l’image, et orientées en fonction des mentalités, d’un public essentiellement prolétaire. Hanns Eisler n’arrêtera jamais de dénoncer le statut de parasite que le capitalisme réserve aux compositeurs ; à cet égard, un des discours présentés ici, « Travail, mouvement travailliste et musique », est révélateur, puisque le compositeur, dans la plus pure tradition de la dialectique hégélienne, y démonte et démasque les relations qu’entretiennent le capital et le monde musical. Il leur oppose sa propre combativité, sa rupture totale avec le psychologisme wagnérien, son mépris pour Richard Strauss, le « mickey-mousing » hollywoodien (l’illustration de l’action par la musique). Ailleurs, dans l’essai « La musique contemporaine et le cinéma », il propose, toujours dans une argumentation serrée, ses solutions aux dilemmes de la musique du XXe siècle : asymétrie, souplesse, développement de la mélodie, simplicité, harmonie, instrumentation et dynamique nouvelles.
Ces quinze essais, discours, « dialogues », dont certains ont été écrits en collaboration avec Ernst Bloch et Theodor W. Adorno, amènent le lecteur, par leur insistance sur le rôle d’une musique souvent (hélas !) sacralisée dans la société contemporaine (et d’une actualité qui donne souvent le vertige), à remettre en cause le principe même de l’art actuel. La dynamique qui sous-tend le choix des textes, parfaitement dosé et illustrant tant le génie de Eisler que ses égarements de jugement et ses faiblesses, traduit non seulement une profonde connaissance de l’œuvre du compositeur allemand – l’ouvrage présent doit être lu en complément au livre Musique et politique, Hanns Eisler, la musique d’un monde en gestation d’Albrecht Betz toujours, publié en 1982 – mais révèle la passion de Eisler pour la musique et pour le rôle qu’elle a joué dans les sociétés modernes et son influence ; il ouvre des débats sur le rôle de l’art en général et propose des avenues radicalement nouvelles. Lecture essentielle, et pas seulement pour les musicologues.