La prose d’Élise Turcotte possède une musique singulière, faite d’une tonalité personnelle, d’un rythme paisible et plaisant, d’une douce profondeur, qui laisse aux événements le soin et le temps de se développer, de couver en nous avant de se dévoiler dans l’histoire. Peu de romanciers au Québec ont ce talent pour décrire les rouages obscurs de la voix intérieure. Dans Guyana, Turcotte renoue, à mon sens, avec deux de ses premiers ouvrages de fiction. Ainsi, du Bruit des choses vivantes, elle reprend les questions de la maternité, de la monoparentalité, de la tendresse à donner et à recevoir, où l’espace familial est toujours en tension créatrice avec le monde social, urbain, interculturel. De même, elle construit une histoire de fascination pour le surgissement de la violence, pour le passé trouble d’une femme happée par le viol et les menaces, comme elle le faisait déjà dans L’île de la Merci, en se tournant vers la perspective d’une survivante au drame dont elle n’est même pas témoin.
À partir d’un rendez-vous de coiffure manqué, la trajectoire d’Ana et de son fils Philippe bifurque. Le quotidien et la routine se délitent dans l’expectative, la curiosité macabre fait son chemin, les événements du passé déboulent entre le silence et les confessions, et la vie précaire de cette famille déjà heurtée par la mort du père se trouve prise dans les dédales de l’existence d’une relative inconnue, Kimi, la coiffeuse. Le roman est marqué par une enquête policière, par des rubans jaunes, par des interrogatoires, mais jamais le récit ne s’installe dans le suspense, dans l’anticipation fiévreuse d’un dénouement. Au contraire, l’intérêt du roman est de nous faire pénétrer dans le labyrinthe d’une existence par le détour d’une écoute de l’autre, par la volonté de communiquer avec le désespoir d’une inconnue. Cette éthique de la parole, qui passe par le recueillement, la curiosité empathique, la découverte des affinités transculturelles, donne son sel à ce grand récit, porté par une vibration qui résonne à chaque page.
La structure du roman fait également résonner cette parole multiple à quérir. En effet, Guyana reprend la structure du grand roman d’Anne Hébert, Les fous de Bassan, en faisant alterner les narrateurs (ici Ana, Philippe et Kimi), dans des jeux sur la vraisemblance et la temporalité, tout en reconstituant l’espace circonscrit et étranger d’un drame annoncé. Le roman de Turcotte, tout en variations, en approfondissement, en désir de connivence, ouvre le quotidien comme peu de textes contemporains savent le faire.